La semaine dernière aurait pu ressembler à un conte risible si elle n’avait pas baigné dans une ambiance aussi tragique. Calais est tellement accoutumée aux séquences surréalistes qu’elle pourrait faire rougir de jalousie les scénaristes les plus grossiers, les plus extraverti.es.
Tandis que les associations d’aide aux exilé.es battent campagne avec leur pétition WATER FOR ALL, invitant l’État français à suivre les recommandations de l’ONU en terme d’accueil et d’accessibilité à l’eau potable (les exilé.es à Calais disposent en moyenne de 5 litres quotidiens pour subvenir à leurs besoins fondamentaux, contre les 50 à 100 litres recommandés par L’OMS), la police municipale a confisqué, le vendredi 11 août dernier, une tonne à eau déposée par l’association Calais Food Collective. Comme un symbole offert aux yeux de tous, Philippe Mignonet, adjoint au maire à la sécurité, est venu sur place superviser la bonne tenue des opérations. Filmer par un bénévole de l’association, on peut voir le représentant de la Ville de Calais en polo blanc impeccable et voiture de luxe Jaguar noire parfaitement nettoyée, très investi dans le respect de la loi et du maintien de son ordre bourgeois. Violence symbolique.
En enfreignant les droits de l’Homme et la loi internationale, l’équipe municipale de Calais œuvre à plein régime pour une attractivité du territoire choisie. Afin que les hommes et les femmes qui fuient les crises et les guerres passent par Calais sans y attraper l’envie d’y vivre ou de s’y reposer.
Une politique du zéro point de fixation qui porte ses fruits puisqu’à ce jour, selon les chiffres du gouvernement britannique, 5357 personnes ont tenté une traversée depuis le 1er juillet 2023 (16790 depuis le 1er janvier 2023). En 2022, année record, ce sont environ 45 000 personnes qui auront traversé le détroit. Dans cette dynamique, le lendemain de la confiscation de la tonne à eau, une embarcation d’au moins 65 personnes fuyant l’inhospitalité de la cité du dragon fait naufrage au large de Sangatte. Malgré la rapidité d’intervention des sauveteurs, au moins six personnes perdront la vie. Cela fera onze depuis janvier. Représentants de l’Etat et de la municipalité s’empressent alors de déclarer comme à chaque fois que leurs-premières-pensées-émues-s’adressent-aux-familles-des-victimes-mais-que-voulez-vous-c’est-les-passeurs. Hervé Berville, le nouveau secrétaire d’État de la mer viendra même sur place en fin d’après midi serrer quelque mains de sauveteurs et prendre des photos pour la publi Facebook de Natacha Bouchart, papoter un peu avec elle de ses idées et de ce qu’il faudra faire le jour où ils voudront que ce soit pire encore, avant de repartir s’occuper de la mer, à Paris.
Dans les commentaires de la même publication c’est par ailleurs le jeune Julien Cordenos, fraichement désigné adjoint au Maire de Calais en mai dernier, qui fait ses gammes de nouveau détenteur de pouvoir politique. Dans une bouillie panachée de mauvaise foi et d’inversement de valeurs, celui-ci tient les associations de soutien aux exilé.es comme responsables à la fois de la mort de chaque personnes migrante mourant à la frontière mais aussi des nuisances causées par celles et ceux qui restent bloqués à l’intérieur de la ville aux 70 kilomètres de barbelés et aux centaines de tonnes de rochers. Le jeune élu chargé des finances en profite pour justifier la politique municipale actuelle en ces termes: « Tout a été fait à Calais. Les douches, des lieux d’accueils […] rien n’a fonctionné. » À se demander ce qui n’a pas « fonctionné » dans le principe d’une douche pour convenir qu’il est préférable sur le plan humain d’en restreindre les horaires d’accès et de les mettre à plus de cinq bornes du centre-ville.
Le lendemain du naufrage, le 13 août, une commémoration a lieu. C’est un rituel, une triste coutume locale qui se répète à chaque fois qu’un.e exilé.e perd la vie à la frontière franco-britannique. Un rendez-vous coordonné par Le Groupe Décès, à chaque fois devant le parc Richelieu, à chaque fois à 18h30, à chaque lendemain de l’annonce dans la presse de la mort d’un.e immigré.e. Deux cent personnes se sont ainsi réunies pour rendre hommage aux six afghans noyés (encore non-identifiées à ce jour).
Un tour de parole a lieu où chacun, associatif, militant, personne migrante ou calaisienne a la possibilité de dire son chagrin, de partager sa colère, reprendre une place dans l’espace public. Il y a ce jour-là, parmi les mots prononcés sur l’espace public, ceux d’un professeur londonien, membre d’associations enseignantes et anti-racistes :
Je m’appelle Simon, je suis professeur à Londres. Je parle à titre personnel mais je fais partie de la National Education Union et notre slogan est: “Dites le fort, dites le clairement : Les réfugiés sont les bienvenus ici”. Je suis aussi un membre de Stand up Racism, l’une des principales organisations antiracistes du Royaume Uni. La tragédie qui s’est passée hier n’était pas un accident. C’est un assassinat perpétré par les politiques désastreuses d’Emmanuel Macron et de Rishi Sunak, premier ministre du Royaume-Uni. Ces politiques signifient que si vous avez un jet privé, ou un yacht, il n’y a pas de frontières. Ça signifie aussi que si vous venez du Sud avec un grand S et que vous êtes une victime des crimes de guerre, de la pauvreté globale, vous ne pourrez pas chercher refuge en Europe qui est une forteresse.
Sous le lent tambour funèbre de la fanfare Rythms Of Resistance, le rassemblement se fait cortège, marchant en procession jusqu’au Courgain maritime, sous les pieds d’un monument dédié aux sauveteurs en mer. C’est ici que l’on débarque habituellement les naufragé.es. D’autres discours, poèmes et colères sont prononcés. Jade Lamalchi, médiatrice de l’événement, lit le communiqué du Groupe décès (voir ci-dessous)
S’en suit le texte du poète calaisien Daniel Chevrot, lu par Louise Druelle, élue d’opposition à Calais :
Personne ne connaît le nom
De l’homme abattu cette nuit.
Un coup de feu, un bout de plomb
Dans son cœur et la vie s’enfuitDepuis l’autre bout de la terre
Il rêvait d’un peu de bonheur
A la porte de l’Angleterre
Il a rencontré son tueur.Compagnon jaloux d’une place
sous un camion. Instant fatal?
ou bien passeur au cœur de glace
qui défend son sucre illégal?Combien sont ils, ceux qui sont morts
sur l’autoroute destructrice ?
Ou bien dans le bassin du port,
poursuivis par notre police ?La misère et le dénuement
tissent leur destin misérable
Haine, crime, ou bien accident
Nous demeurons responsables.Ne reste d’une vie blessée
Daniel Chevrot, « Mort d’un migrant »
Que la date d’un jour trop con
Sur une tombe délaissée
Qui disparaît dans le limon.
Arrive alors Gregory Lefebvre, militant politique investi dans son quartier du Fort-Nieulay. Habitué des commémorations, celui-ci souligne l’importance de pouvoir nommer aussi bien les victimes que les responsables de ce naufrage. Natacha Bouchart, Pierre-Henri Dumont, Gerald Darmanin, Elisabeth Borne et Emmanuel Macron seront cités. « C’est eux qui ont du sang sur les mains, C’est ces mêmes gens-là qui vont faire les faux-culs à la télé. » déclare-t-il avant de conclure comme pour s’expliquer: « Excusez moi de mon ton pas politiquement correct, peut-être pas assez approprié, mais je tenais à le dire parce que ça, c’est aussi rendre justice aux victimes. »
Une charge applaudit et renforcée par l’intervention de Jade Lamalchi sur la notion de « passeur » : « Je tiens juste à rappeler que le premier passeur, c’est l’État, c’est lui qui ne permet pas la libre circulation pour tous et pour toutes. Ce sont eux qui n’octroient pas de visas pour des personnes qui sont d’origine afghane, soudanaise, érythréenne ou autre. Ce sont ces passeurs-là les criminels. »
Une minute de silence conclura cette énième commémoration calaisienne, rituel aussi fragile que sincère, et qui se fraiera un chemin, sous la lourde vulgarité de la mascarade généralisée, pour esquisser une possible dignité du temps présent.
Et cesser de nuire.
Pierre MUYS