Conversation avec Éric Lhirondelle, secrétaire de l’Union Locale CGT de Calais sur la situation économique et politique du Calaisis.
ERIC LHIRONDELLE
« Ce qui m’a mis en rogne, c’est la déclaration d’Emmanuel Agius. Il nie l’évidence sur la spécificité des trois ports du Nord-Pas-de-Calais. Quand on dit que Boulogne, c’est un port de transformation des produits de la mer, quand on dit qu’à Calais, c’est du tourisme et de la logistique, et quand on dit qu’à Dunkerque, c’est commerce et industrie. Il nie l’évidence ! Il dit : “Je ne pense pas que…”, “je ne crois pas que…” C’est une réponse subjective.
Moi j’apporte une réponse objective : Effectivement, ce sont trois ports avec des spécificités. Et le problème, c’est quand on met tous ses œufs dans le même panier, on prend des risques. et là, les risque à Calais… Voilà quoi…
On sait qu’en plus les emplois en logistique et en tourisme ne sont pas rémunérateurs. Donc forcément, sur toute l’économie il y aura un impact. C’est pour ça que moi je suis très inquiet pour la ville.
Les instituts de sondage nous annoncent qu’on va être en perte de vitesse en terme démographique. La ville, qui était un peu près de 73000 habitants il y a encore une dizaine d’années, va, à l’horizon 2030 – 2040 tomber à 50 000, selon les prévisions. Ça veut bien dire ce que ça veut dire. C’est que pour beaucoup de calaisiens, il n’y a peut-être plus d’avenir forcément ici, qu’ils vont aller ailleurs… Alors ils vont pas forcément très loin mais s’ils ont l’occasion de s’installer dans les environs de Dunkerque qui est aujourd’hui, la ville dynamique du littoral, c’est forcément des pertes pour le Calaisis.
On le voit par exemple au niveau des commerces qui peuvent s’installer à Calais. Quand il y a un commerce qui ouvre en centre-ville, on fait des paris sur le temps qu’il va tenir : Six mois, un an, deux ans… Et pour finir, la plupart qui viennent s’implanter ne restent jamais longtemps. On est un bassin ruiné et ça fait une grosse différence quand on va se balader à Dunkerque et quand on se balade à Calais.
Sans compter qu’il n’y a plus de taxe professionnelle aujourd’hui. C’est compensé par une contribution sur les activités professionnelles mais pour qu’il y ait cette contribution, il faut que l’entreprise réalise plus de 500 000 € de chiffre d’affaires. Il n’y en a plus que des masses à Calais qui réalisent ça… C’est aussi des ressources qui sont perdues pour la ville de Calais.
Calais gouverné par la région ?
Donc on a un élu, Emmanuel Agius, qui dit : “non, non, je ne crois pas que…”, “je ne pense pas qu’on ait fait ça…” Ben si, et les déclarations vont dans ce sens. Si on prend les déclarations en interview – c’est pas moi qui le dit en plus, c’est le Nord Littoral et La Voix du Nord – Le Nord Littoral dans son interview du 10 avril 2023 interroge Franck Dhersin qui est le vice président en charge des mobilités, des infrastructures, des transports et des ports. Donc on est directement concerné. Et qu’est-ce qu’il dit ce monsieur ? Il dit : “La Région va racheter 60 hectares – Il parle des terrains de Tioxide – 60 hectares de terrain pour pouvoir mieux contrôler le choix, demain, des entreprises qui pourraient s’y installer.” Et qu’est ce qu’il dit encore ? Il dit : “la collectivité territoriale – Il parle donc de la région – a ciblé les secteurs qui l’intéresse : la logistique, les services post-Brexit ou la transition écologique.” Donc on parle bien de logistique et on parle bien de services en général. Donc ce n’est pas de l’industrie. A aucun moment on parle de l’industrie. Monsieur Agius est conseiller régional, il sait très bien. Dhersin c’est quelqu’un de sa famille politique. Il sait très bien l’orientation que la région a prise. Et ce n’est pas nouveau puisqu’on doit déjà ça à Percheron [ancien président du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais de 2001 à 2015] et Xavier Bertrand a continué dans la même politique. Donc on le sait depuis très longtemps. Sauf qu’avant, il y avait des garde fous à Calais. Avant l’arrivée de madame Bouchart, la municipalité de Calais décidait encore de ce qu’elle devait avoir sur son territoire. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. On a vraiment l’impression que tout se décide à Lille ou à Amiens, puisque ce sont les deux capitales régionales. Ca se décide dans ces lieux là, c’est quand même grave.
La région propriétaire de terrains du Calaisis
Et en plus il y a des scandales. Quand j’entends Monsieur Dhersin dire : “on a racheté les terrains…” Pourquoi la Ville de Calais ne les a pas racheté, les terrains de Tioxide ? Pourquoi elle n’a pas racheté les terrains d’Umicore ? pareil, c’est la région qui a racheté les terrains d’Umicore.
Le terrain Tioxide – Et c’est là pour moi, ce que j’estime être un scandale – c’est que le terrain Tioxide, a coûté, pour 60 hectares, Je vais peut-être rentrer un peu plus précisément dans les chiffres puisque ce sont les chiffres de Monsieur Dhersin pour un terrain donc de 565 481 mètres carrés, pour être précis, donc on va dire 56 hectares. La [région] a racheté ça pour 10 millions d’euros, 10 036 000 € très exactement. Ça fait, si on ramène ça au prix du mètre carré, qu’ils ont eu le terrain de Tioxide pour 17,74 € le mètre carré. Sachant que le prix du terrain à Calais, si toi demain, tu vas y acheter un terrain, ça va te coûter 99 € le mètre carré. Donc ils ont réalisé une belle affaire. Et quand tu prends Umicore, ils l’ont racheté aussi. Là, sur Umicore, t’as 166 928 mètres carrés, soit pas loin de 17 hectares, pour 3 902 000 €. (on va arrondir à quatre). Ça fait 23,37 € le mètre carré, l’année dernière. parce que ça fluctue forcément avec les années. Et l’année dernière, le mètre carré a Calais était à 104 €… Franchement, la région réalise des bonnes affaires ! Pourquoi Calais n’a pas racheté ces terrains ? Quand on fait l’addition de Tioxide et de Umicore, il a fallu 14 millions d’euros à la Région pour récupérer ça. C’est la moitié du prix du dragon ! De qui on se fout ?
Un parking plutôt qu’une usine
Là où il y a un autre scandale, c’est qu’en 2005, Umicore ferme ses portes. Mais il réhabilite le terrain. Donc il y a un terrain qui est viable et la société Eras Metal, s’y intéresse pour s’y implanter. Eras métal, c’est une usine qui nous est présentée à l’époque, à nous, Calaisiens, de façon ultramoderne. Il y a des discussions avec la municipalité de l’époque et donc ils sont prêts à commencer les travaux en mai 2009. Sauf que madame Bouchart est élue en 2008. Elle arrive et elle dit : “Non, non, moi, pas d’Umicore à Calais, donc je ferme.”
Il faut savoir qu’Umicore proposait 80 emplois, pour commencer. Et c’était donc une usine qui était en terme d’écologie, à la pointe. C’était vraiment une usine avec une technologie vraiment très avancée. C’était une usine de production d’oxyde de zinc. Pour rentrer un peu plus dans les détails, c’est le traitement de poussières provenant des aciéries. Donc en plus, on était à côté d’Arcelor Mittal. On aurait pu travailler avec notre voisin dunkerquois. Et pour une transformation en oxyde de zinc à forte teneur. Donc un produit de qualité. Ce produit, on s’en sert – un peu à l’image de ce qui se faisait à Synthexim – pour des cosmétiques, pour des pommades, des peintures, des compléments alimentaires, de la céramique, du verre, des lubrifiants… et des batteries ! Quand on sait aujourd’hui vers quelle industrie s’oriente Dunkerque, avec un certain nombre d’entreprises qui produiront des batteries, Il y avait des chances pour qu’Eras métal sur notre territoire aujourd’hui, développer encore d’avantage son activité. Donc 80 emplois.
Aujourd’hui, Umicore est rachetée par la Région. Tout récemment, l’année dernière. Et qu’est-ce que dit la Région par rapport à l’utilisation de ce terrain ? Elle nous dit : “Nous, on envisage bien d’en faire un parking pour nos activités portuaires”. Donc on a perdu en 2009 la possibilité d’avoir tout de suite 80 emplois pour avoir à la place un parking demain, pour la région. Même pas pour Calais… pour la région ! Moi, quelque part, j’ai ça en travers de la gorge…
Une maire qui ne peut pas peser
Je me dis qu’il y a une énorme erreur politique de la part de madame Bouchart. Mais quand on comprend d’où vient sa famille politique, on ne peut pas être étonné. Le problème de sa famille politique, c’est que dès qu’elle voit un banc de sable ou un bras de mer, elle veut en faire une station touristique ou une station balnéaire. Sauf que Calais n’est pas Nice. Calais a historiquement toujours été une industrie qui a été autrefois florissante, mais qui a toujours été tournée vers l’industrie. Et le problème, c’est que quand on change comme ça radicalement de politique économique, on sait qu’on s’expose au marasme dans lequel on est aujourd’hui.
Alors là aussi, je rigole doucement quand je vois les déclarations de madame Bouchart hier par rapport à Draka : “Je ne peux pas peser, mais je peux dénoncer !” Bravo… Madame Bouchart a même été vice-présidente du conseil régional, mais elle n’a jamais pu apparemment peser nulle part… Pour moi depuis 2009 on a perdu quinze ans qu’on va avoir du mal à rattraper. On va avoir beaucoup de mal à redynamiser cette ville avec quinze ans d’incompétences.
Si Calais reste une ville de droite d’ici 2032
CALAIS LA SOCIALE
Pour faire un petit exercice de pensée : Cette politique ne va pas se révolutionner demain. L’équipe municipale n’a pas l’air de partir dans cette direction. Alors admettons que ces gens renouvellent leur mandat et poussent leur politique jusqu’à 2032, comment vois-tu Calais ?
ERIC LHIRONDELLE
Ça serait une ville dortoir pour Dunkerque. Une ville dortoir sans réelle activité, où on va continuer de proposer des services, des hard discounters qui fleurissent quand même beaucoup à Calais… Ça, c’est aussi symptomatique aussi d’une ville qui ne va pas bien quand les hard discounters fleurissent. Ils sentent très bien le coup. On a plusieurs magasins comme ça à Calais type Action qui sentent qu’il y a une grande pauvreté, qu’il y a de l’argent à se faire.
D’ailleurs, on le voit même au niveau de la braderie de Calais, la braderie du Vauxhall. D’année en année, ce sera rétrécis pour même disparaître alors que c’était quelque chose auparavant qui attirait les foules et qui prenait tout un quartier. On voyait ces dernières années les gens se balader sans vraiment acheter. Même au moment des fêtes de Noël. Tu te balades à Dunkerque, dans les rues piétonnes, tu vois des gens qui sortent avec des sacs. Tu sens un dynamisme dans cette ville que t’as pas à Calais. C’est la sinistrose ici.
On l’utilisera peut être d’ailleurs prochainement dans des publications, voir de l’affichage… “Dunkerque la win et Calais la loose”… ou, on l’a déjà repris, “Dunkerque qui rit, Calais qui pleure”. Sur notre page Facebook, on a mis une image un peu morbide, c’est un cimetière avec écrit : “Calais, cimetière industriel”, On est en plein dedans. On a l’annonce de toutes ces boites là, Mais il y a d’autres entreprises qui vont aussi être concernées. Pour un emploi détruit en industrie, il y en a 2 à 3 qui sont détruits à coté. Cap énergie, entreprise de réinsertion, c’est 25 emplois menacés avec l’annonce de la fermeture de Draka, on a appris ce matin – c’est des choses qu’on découvre parce qu’il n’y a pas de base syndicale à l’intérieur – Mais on a appris par exemple que Concept Insertion va licencier 40 personnes. Si on fait le total rien que sur les deux dernières années de ce qu’on a perdu, on ne doit pas être loin d’au moins 1000 emplois. On va essayer de faire le calcul en détail de tout ce qu’on a perdu, y compris avec les emplois induits. Mais c’est un marasme ! C’est même plus une catastrophe, c’est un marasme. Et si on continue, les calaisiens, c’est pas une balle dans le pied qu’on va leur mettre, ils vont se faire exploser les deux jambes ! Je pense aux commerçants aussi parce qu’on les a appelé pour la manif du 10 février, soit en baissant le rideau, soit en nous rejoignant dans la manifestation ou quoi que ce soit. Bon, j’ai un doute là dessus… Bien que leurs conditions de vie ne sont pas forcément meilleures que celles des salariés qui vont être licenciés, les commerçants sont plus proches des salariés qui vont être licenciés plutôt que du grand patronat. Donc ça devrait leur donner à réfléchir parce que ça aura forcément un impact sur eux aussi. Ils devraient se battre au contraire, à nos côtés pour réclamer des emplois rémunérateurs ! C’est pas en créant des emplois de service – on parle de l’ancien site de Brampton qui pourrait être réhabilité et accueillir un groupe hôtelier… Bon, je sais bien qu’il faut toutes sortes d’emplois, mais ça paye pas des masses l’hôtellerie… Sauf si on travaille dans des palaces, et encore !
C’est très inquiétant. Et moi, je suis convaincu que c’est la volonté politique. Il y a de la mauvaise foi, il y a des mensonges, il y a des trahisons au niveau local, mais aussi au niveau de la région avec monsieur Agius et madame Bouchart qui sont complices d’une politique dont on a aujourd’hui son résultat ici, à Calais. Moi, j’ai le sentiment que pour madame Bouchart Calais c’est juste un grand Lego avec lequel elle s’amuse. Où on n’est pas ses administrés, mais ses jouets. Le front de mer l’intéresse particulièrement. Et aujourd’hui, l’emblème économique de Calais, c’est le dragon. Avant, c’était la dentelle, avant c’était l’agroalimentaire (il y a quelques années avec LU), c’était Synthexim avec la fabrication de médicaments. Et si on reprend Meccano, c’était une entreprise qui était aussi emblématique. Aujourd’hui, les emblèmes ne sont plus des grandes industries mais un tas de ferraille sur des roues qu’on balade avec une cinquantaine de personnes dessus, quand il veut bien rouler. Je trouve ça risible, enfin, je ris jaune parce que je trouve ça surtout pathétique. Mais voilà où on en est aujourd’hui. Et malheureusement, si madame Bouchard en 2026 est réélue (ou ceux derrière qui ne sont pas mieux lotis s’ils ne sont pas pire), ça va être très compliqué pour notre ville.
Il y a une quinzaine d’années, j’ai eu l’occasion, de travailler autour de la jeunesse et on avait une ville qui était réputée pour être au niveau démographique, une ville où une grande part de sa population avait moins de 30 ans. C’est de moins en moins le cas. Les jeunes savent qu’ils n’ont pas d’avenir ici, même s’ils ne vont pas très loin, qu’ils vont à Dunkerque. Il y en a beaucoup aussi qui ont quitté notre région. Personnellement, je suis concernée puisque mon fils aîné aujourd’hui est parti travailler dans le Jura. C’est un exemple personnel mais il y en a tant d’autres. Je suis particulièrement inquiet pour notre ville, d’autant que je suis un Calaisien avec de profondes racines. J’y suis né. Ma famille y est présente depuis des siècles, pour dire à quel point certaines racines sont profondes, Et ça m’arrache le cœur moi ! Ca m’arrache le cœur de voir que les calaisiens en faisant de madame Bouchart et son incompétence notre première édile se sont tirés une balle dans le pied. Et si ça va jusqu’en 2032, on se fait sauter les deux jambes.
Ce que l’on va faire
CALAIS LA SOCIALE
En attendant ces échéances et pour ne pas noircir d’avantage le tableau… Que compte faire l’Union Locale CGT dans les prochains jours ?
ERIC LHIRONDELLE
On va essayer de mettre tous les moyens dont on dispose en formation de bataille. On va faire parler de nous. On fera certainement des opérations coup de poing que je ne vais pas te détailler maintenant, tu comprends bien, mais on va faire parler de nous.
Il y aura aussi une information parce que les citoyens, de temps en temps, il faut les réveiller. On n’a pas beaucoup évolué depuis la Rome antique. Tant qu’on donne des jeux aux gens, on arrive à détourner leur colère. Donc on va faire en sorte de bien les réveiller pour qu’ils puissent voir un peu plus loin que le bout de leur nez. Si on n’épargne pas les politiques, il ne faut pas épargnés non plus ceux qui les élisent, ils ont quand même une grosse part de responsabilité là dessus. Donc on va essayer d’éveiller leur conscience. On fera une grosse campagne d’information sur Calais.
Ensuite, on sera aux côtés des entreprises qui vont en avoir besoin. Déjà, ils ont notre soutien fraternel. J’ai été contacté avant hier par un ténor du barreau spécialisé dans le droit social. On va regarder avec lui ce qu’éventuellement, on pourrait faire. Ca c’est pour le juridique et après c’est les moyens qu’on utilise généralement, c’est la mobilisation. On va déjà mobiliser nos bases parce qu’il faut rappeler qu’il faut avoir une solidarité des gens les uns envers les autres, ce qui n’est pas toujours évident.
Il faut rappeler aussi aux salariés des entreprises qui sont en ce moment dans la difficulté qu’ils ne doivent pas lutter seuls dans leur coin, sinon ils sont morts. Clairement, si Draka pense que madame Bouchart va être une sauveuse, qu’elle les entend, voir qu’elle a de l’émotion pour eux, je crois qu’ils se trompent. Il faut qu’ils comptent plutôt sur leurs camarades des structures syndicales plutôt que sur l’aide de madame Bouchart ou de sa compassion.
Nous on va essayer aussi au niveau de nos bases, de mobiliser au maximum. Et puis on va organiser le samedi 10 février une grande manifestation à Calais qui commencera à 14 h. Où là, on appellera la population. On appellera aussi tout ceux qui sont concernés par ce marasme économique à Calais; je pense aux commerçants et peut-être même à d’autres entreprises qui vont être impactés. Parce qu’elles seront impactés. Tout le monde sera impacté.
Et puis on fera appelle aussi à des leaders politiques nationaux. Alors quand je parle de leaders politiques nationaux, je parle de ceux qui ne défendent pas l’ultralibéralisme comme on est en train de connaître aujourd’hui, qu’on a au gouvernement, qu’on a au conseil régional. Ces gens-là ne seront pas les bienvenus dans notre manifestation. Par contre, on appellera ceux qui veulent vraiment défendre tous les gens qui sont concernés par des licenciements, qui sont concernés aujourd’hui par le manque de démocratie qu’il peut y avoir en entreprise, où les gens sont considérés comme simplement une quantité négligeable. On peut voir par exemple ce qui se passe dans certaines entreprises : il y a une histoire pour ces gens, il y a un avenir qui est compromis. Demain, il y aura des gens qui mettront ou essaieront de mettre fin à leurs jours… On l’a déjà vu à Draka, mais moi, là, en ayant vu Cyrille Robert hier [délégué syndical CGT de Catensys], il m’a dit que ça s’est passé aussi à Catensys. Demain, on aura certainement malheureusement des choses à déplorer comme ça. Mais il y aura d’autres choses, des gens qui vont tomber malades, des couples qui vont peut-être divorcer parce que ce sont des situations qui sont compliquées, des gens qui vont être dans la dépression. Et quand on est dans la dépression, on n’est plus soi-même…
Il y a des histoires comme ça qui vont être dramatiquement chamboulés, des gens qui ont une cinquantaine d’années aujourd’hui, qui vont avoir une crainte vis-à-vis de l’avenir, de leur possibilité d’atteindre leur retraite sans être dans la précarité, surtout depuis les annonces du gouvernement concernant les seniors où on sait qu’on va encore taper sur eux. Alors ça aussi, effet pervers, c’est qu’on nous annonce que le patronat, comme il exagère avec les retraites anticipées dans les entreprises, qu’il fait partir des gens trop tôt sur des accords, on va réduire la durée d’indemnisation des seniors. On se fout de qui, là ? En voulant sanctionner les patrons, on tape sur les on tape sur les salariés. Et nous justement parmi les gens qu’on appelle. Il y a des gens dont on a la garantie, qu’ils vont se battre contre ça. On mettra la pression derrière. Mais il va y avoir des destins tragiques. Et une fois que c’est fini, que le licenciement et la fermeture de l’entreprise est terminée on oublie ces gens-là et ils vivent leur vie de façon dramatique dans leur coin.
Culture ouvrière
CALAIS LA SOCIALE
Par rapport à la lutte contre la dernière réforme des retraites, je trouve qu’il y a quelque chose qui est entrain de changer quand même, c’est que les gens commencent à se rappeler, entre les licenciements massifs et même les dégâts causés par les récentes inondations, de la fragilité de leur statut d’ouvriers et de travailleurs subordonnés. Est-ce qu’on n’est pas entrain de se rendre à nouveau compte de notre soumission collective qu’exercent à des décisions qui ne sont jamais les nôtres concernant le travail ?
ERIC LHIRONDELLE
Oui, il y a un changement. Lorsque j’ai commencé en tant que jeune syndicaliste, j’ai vu une évolution de la société et j’ai vu une évolution aussi du salariat. J’avais 24 ans quand j’ai commencé en tant délégué syndical. Je travaillais dans une entreprise où on était 350 salariés. Quand je déposais un préavis de grève j’avais 90 % des salariés qui qui se mettaient en grève. Et ça traînait pas… Quand tu mets un rapport de force, ça ne traîne pas, le patron, cède toujours ! Quand on faisait une journée de grève, le lendemain on avait quasiment tout ce qu’on réclamait.
La toute première grève qu’on a fait, on a eu 30% d’augmentation de salaire. T’imagines ? Aujourd’hui, c’est impensable ! Aujourd’hui, c’est impensable parce que dans la tête des gens il y a de la résignation, on leur a fait croire que ce n’était plus possible. On les a détournés progressivement de leurs propres intérêts. Ils ont aussi été trahis par les politiques ! Hollande… Moi, à la rigueur, j’en veux encore plus à Hollande que je pouvais en vouloir à Sarkozy parce que lui, il avait le moins le moyen. Et quand il dit : “Moi mon ennemi c’est la finance”, puis derrière, il met des mesures encore plus contraignantes pour les salariés où il démonte carrément la représentation du personnel, je comprends aussi les gens qui derrière ne croient plus à grand chose. Forcément, c’est la somme de tout un tas de facteurs qui font qu’aujourd’hui les salariés se détournent de ce qui est de l’ordre de leurs propres intérêts, alors qu’ils auraient tout au contraire tout intérêt à se mobiliser.
La réforme des retraites… on était trois millions dans les rues, c’est un mouvement qui a eu auprès de l’opinion un retentissement parce qu’on disait que 92 % des salariés estimaient que cette réforme était mauvaise et qu’ils n’en voulaient pas. 92 % des salariés, ça fait 27 millions de personnes sur la population active. On sait que ça n’arrivera jamais mais 27 millions de personnes dans la rue pour la réforme des retraites, c’était plié en deux jours. Macron, il repartait avec son arrogance en dessous du bras et avec son dossier sur la réforme des retraites. Et c’était terminé. Mais le problème, c’est que comme je disais tout à l’heure, on n’a pas beaucoup évolué depuis la Rome antique. Les empereurs romains, quand ils sentaient que dans la plèbe ça grondait un peu, ils organisaient des grands jeux. Au niveau de l’histoire, pour être encore plus précis, pendant le règne de l’empereur romain Commode : il y avait eu une grande famine à Rome. Et pour calmer la plèbe, il allait organiser des Jeux faramineux. Ça a calmé tout le monde. Aujourd’hui, les gladiateurs sont remplacés par des Mbappé, des Messi et compagnie, par un Paris-Saint-Germain ou par un OM. Les gens ne vont pas pas mettre une heure pour aller faire une manifestation. Mais ils sont capables de se mettre dès 3 h du matin devant la boutique du Paris-Saint-Germain pour avoir le dernier maillot de Mbappé. Les gens n’ont plus le sens de ce qui est important. C’est ce qui est malheureux et c’est aussi parce qu’il faut mettre les responsabilités là où elles sont : les politiques, le monde économique, mais également le citoyen.
CALAIS LA SOCIALE
Alors c’est quoi pour toi un ouvrier ?
ERIC LHIRONDELLE
C’est quelqu’un qui travaille pour vivre ou survivre. Et c’est quelqu’un qui a la conscience de sa classe. Aujourd’hui, on n’utilise plus ce terme de “classe”, on ne veut plus l’utiliser. Aujourd’hui, dans le monde du travail, on aime bien parler de collaborateurs… Tu collabores à rien du tout, on t’impose. Celui qui m’appelle collaborateur il se fait reprendre. Moi, le directeur qui me dit : “vous êtes mon collaborateur”, je lui dis : “non, non, non, tu vas changer de terme, je suis ton salarié”.
Un ouvrier a cette conscience d’être utile, indispensable. On a parlé de “travailleurs essentiels” pendant un moment… C’est quelqu’un d’indispensable et qui a conscience de son statut et qui défend son outil de travail. C’est aussi quelqu’un de solidaire, solidaire à sa classe. Moi, ce qui me révolte aujourd’hui, c’est que les ouvriers qui sont dans la détresse, ils vont regarder à taper la personne qui est issue de l’immigration, un immigré ou un réfugié parce qu’il va obtenir un bol de soupe pour se nourrir mais il va pas regarder le multimilliardaire qui vit avec une fortune que des millions de personnes pourraient pas dépenser dans toute une vie.
Les ouvriers sont des gens qui ont une conscience politique. C’est ce qu’il y avait avant dans le monde du travail. Ils avaient une conscience de leur état, ils avaient un amour de leur métier et ils avaient une conscience de leur classe. Il y avait une forme de solidarité entre eux. Je l’ai connu dans l’industrie, je suis passé par là aussi. Il fallait faire attention parce qu’on travaillait parfois sur des métiers qui étaient dangereux. Et très vite, tu faisais confiance à ton collègue à côté parce qu’il pouvait te sauver la vie à un moment ou à un autre. T’avais cette conscience là que t’avais besoin des autres. Tout ça, malheureusement, ça se perd. Aujourd’hui ouvrier, c’est un gros mot.
Pour moi un ouvrier, c’est pas simplement quelqu’un qui utilise sa force de travail. C’est aussi une conscience politique, une conscience de son état, de son statut. Et puis, c’est une certaine noblesse ! C’est pas une honte d’être ouvrier. Par exemple, moi, je suis cadre depuis 20 ans, j’ai été ouvrier avant et je suis plus fier d’avoir été un ouvrier que d’être un cadre. Clairement. Parce que j’ai connu ça, une période pendant laquelle il y avait cette solidarité, qu’il y avait cette conscience d’un statut. Quand t’étais jeune t’apprenez beaucoup des anciens. Les anciens, eux, ne regardaient pas les jeunes qui rentraient comme des intrus.
Il y a eu une évolution des mentalités. Malheureusement, on n’est plus aujourd’hui dans ce modèle là et on le ressent nous aussi syndicalement, parce que forcément, celui qui n’a plus cette conscience là ne se tourne plus vers ceux qui gardent cette conscience, vers ceux qui essaient encore de l’entretenir.
CALAIS LA SOCIALE
Tu ne vois pas justement là-dedans en ce moment un mouvement de retour à ce genre de valeurs ?
ERIC LHIRONDELLE
Je ne voudrais pas plomber l’atmosphère… Je me dis que le boulot qu’on est en train de faire aujourd’hui en tant que syndicalistes c’est de garder cette petite flamme de résistance, de conscience. Tant qu’on va l’entretenir, on garde de l’espoir. Par contre, l’histoire étant un éternel recommencement, je pense que les français, n’ont peut-être pas encore souffert assez, malheureusement. Peut-être que quand ils auront vraiment touché le fond ils se réveilleront. Les révolutions sont nées de ça. La Révolution française, il y a eu des siècles à subir avant que le peuple se réveille. Donc je me dis qu’un jour, pour rester optimiste, le peuple va se réveiller et que nous, comme on aura entretenu cette petite flamme, eh bien on les entraînera. On leur rappellera ce qui fait les valeurs du monde ouvrier, ce qui fait la valeur des salariés : la solidarité, la conscience de son statut, la conscience que les gens qui sont au dessus de nous, ceux qui dirigent le monde, il ne faut pas leur faire confiance aveuglément. Et puis, il ne faut pas non plus stigmatiser ceux qui sont en dessous de nous. Ça, c’est souvent un réflexe humain. Quand on subit, c’est plus facile d’aller stigmatiser son voisin ou quelqu’un qui a le même statut que soi plutôt que de s’attaquer à des gens qu’on ne voit jamais ou qu’on ne verra jamais. C’est toute une conscience de ce monde là que nous on essaye encore d’entretenir. Et puis on entretiendra cette petite flamme j’espère encore très longtemps. Ça fait 130 ans que la CGT existe maintenant. je dis toujours : on a le devoir de passer le flambeau à un moment ou à un autre. On n’est que des anonymes et notre seul devoir c’est de transmettre ces valeurs-là à ceux qui viendront après nous. J’espère qu’on leur laissera pas un héritage trop catastrophique. Mais il faut entretenir cette flamme. Demain, les gens prendront peut-être conscience de ce qui est bien et mal. On aura peut-être une société qui avancera un peu plus, avec plus d’égalité, avec à nouveau des droits pour les salariés et plus de démocratie dans les entreprises. Il n’y pas de raison qu’un citoyen accepte dans son entreprise ce qu’il n’accepterait pas dans la rue. Or, c’est ce qui se produit aujourd’hui. Dans certaines entreprises, les gens ont peur de leurs patrons et ils acceptent des choses humiliantes qu’ils n’accepteraient pas dans la rue. Eh bien non, nous on dit : on est citoyen dans la rue, mais on est citoyen aussi dans l’entreprise. C’est cette conscience là qu’on veut faire passer dans la population. Il faut que les gens se réveillent. Unis, ils sont forts. Chacun dans son coin, il y a tout à perdre.
Appartenance à un territoire
CALAIS LA SOCIALE
Tu viens de raconter que l’ouvrier correspondait à une forme d’identité économique qui avait un peu disparu. A côté, et c’est peut-être un peu la raison d’exister de notre média aussi, je crois qu’il y a également une forme d’identité locale qui a tout autant disparue, la conscience d’appartenir à un territoire et de se définir par celui-ci. Je me dis que pour obtenir cette cohésion de classe, ou en tout cas la cohésion de gens mus par les mêmes intérêts matériels et économiques, le liant c’est peut-être aussi le territoire. Je veux dire que plus le temps avance, plus je mets volontairement de côté les enjeux nationaux, européens, mondiaux parce qu’ils me donnent un sentiment d’impuissance terrible. Ce sont des débats, des polémiques sur lesquels on n’ aucune prise. Calais La Sociale est un espace qui me permet de dire qu’il y a des choses politiques passionnantes qui se passent à la maison, dans le quartier, dans la ville. J’ai presque envie de dire pour aller vite que Calais, c’est mon pays. Ici, il se passe suffisamment de choses pour s’unir pour créer des liens. Par exemple, la première fois que je suis rentré ici à la bourse du travail c’état en octobre dernier, je ne connaissais vraiment personne, je faisais vraiment pas le malin. Mais un an après on parle ensemble plutôt bien. Ce que je mets du temps à essayer de dire c’est que t’as beau être ouvrier, salarié, t’as beau avoir lu Marx, Jaurès, toute la clique des gens bien, si à côté de ça, t’as pas cet ancrage local pour comprendre ce qui se passe autour de toi t’avance sur rien. Du coup… C’est quoi un calaisien ?
ERIC LHIRONDELLE
Tu as raison et ça rejoint un peu ce que je disais dans mes propos avant, Les gens ont de moins en moins de conscience politique. Avant on parlait de parlait de culture ouvrière. C’est à dire que t’avais des gens qui se formaient et qui lisaient énormément malgré qu’ils étaient ouvriers. Aujourd’hui on voit l’ouvrier de façon plus péjorative, on se dit que c’est pas forcément quelqu’un de cultivé. Avant, ça n’était pas le cas. T’avais énormément de gens qui avaient une culture dans le monde ouvrier, une culture personnelle qui était très importante. Mais tu avais les gens dans les entreprises qui discutaient entre eux. Aujourd’hui, là où il est fort le patronat, c’est qu’il divise. C’est à dire qu’il ne faut pas que les gens se parlent. On parle beaucoup du télétravail. Pour ça aussi, au niveau social, c’est pas quelque chose qui est très bon. Les plateformes où on isole les gens sous surveillance d’un superviseur c’est quelque chose qui est fait pour diviser, pour empêcher les gens de discuter entre eux. Avant, c’était pas le cas. Les gens, à la rigueur la fin de l’heure de leur boulot faisaient une réunion pour discuter et puis il y avait un leader syndical qui disait : “Moi, je vous conseille de lire le lire ci, de lire ça”. T’avais aussi des partis politiques qui étaient en entreprise, qui apportaient aussi une culture. On parlait de conscience, ils en amenaient aussi dans les entreprises. Aujourd’hui la politique c’est moche, le syndicalisme, c’est moche. On essaye de faire rentrer ça dans la tête des gens et quand tu parles de Calais, c’est pas ce qu’on a pu connaître il y a quelques décennies. C’est vrai, les gens sont de plus en plus isolés, pensent de façon plus individuelle que collective. La conscience d’être calaisien, aujourd’hui, je ne pense pas que ce soit une fierté. C’était le cas avant… T’avais une fierté d’être Calaisien. Et je pense que ça tend à disparaître. Tu parlais d’Europe… Moi, je pointe aussi une responsabilité sur l’Europe qui n’a pas été construite comme une Europe des peuples. C’est une Europe qui a été construite pour le patronat et aujourd’hui ma crainte, c’est qu’au vu de ce qui se passe dans différents pays, on a la montée d’une colère noire – Personnellement, je préfèrerais une colère rouge – qui est vraiment un poison pour l’avenir. là aussi, je suis très inquiet. l’Europe n’a pas rempli les conditions nécessaires – ça nous a pourtant été vendu comme ça avec le traité de Maastricht – pour nous apporter une sécurité. l’Europe, depuis la Seconde Guerre mondiale, n’a jamais été autant en danger.
Mais Tu parlais des territoires tu veux dire des collectivités ? Pas forcément le sentiment d’être calaisien ?
CALAIS LA SOCIALE
Je ne sais pas, pourquoi pas… L’identité territoriale, le sentiment d’appartenance à une lieu c’est vraiment une question que je suis en train de me poser. En fait, si je n’ai pas cette caméra, je suis incapable de venir te parler avec autant de besoins, de curiosités, je veux dire que c’est un outil qui me permet d’habiter à Calais et d’être capable de savoir pourquoi je rentre quelque part, en l’occurrence ici, à la bourse du travail.
ERIC LHIRONDELLE
Ici, tu serais le bienvenu, même sans ta caméra. On accueille régulièrement des gens, d’ailleurs il y a le bouche à oreille qui se fait et souvent, on accueille les gens une fois qu’ils sont bien dans la mouise. On préférerait les avoir avant… Mais voilà. Il y a du bouche-à-oreille et la dernière fois j’ai eu un salarié qui me disait : « Vous allez avoir certainement quelqu’un d’autre, parce que j’ai dit qu’à l’union locale, on était bien reçu, qu’on était écouté.” On ne peut pas toujours gagner. On ne peut pas toujours forcément tout faire pour les gens qui viennent nous voir, mais au moins on est là pour les écouter, pour les comprendre. Et nous l’émotion n’est pas feinte. Pas comme madame Bouchart qui va à Draka… Elle va être reçue à l’Elysée par Macron avec les 1000 maires qu’il a décidé d’inviter. Elle va y aller pour parler de ses intérêts personnels parce qu’elle vise un poste ministériel, mais certainement pas pour parler de Draka.
Nous l’émotion, n’est pas feinte quoi. Nous, on sait ce qu’ils vivent, on sait ce qu’ils peuvent ressentir.
CALAIS LA SOCIALE
Je reviens sur ma question liée au fait d’être calaisien. Sans parler des instances territoriales, tu disais qu’auparavant il y avait une fierté d’être d’ici. C’était un socle culturel partagé par un ensemble de gens et je me demande comment mobiliser autour de ces questions locales dans la mesure où les questions liées à l’organisation du travail ne mobilise pas suffisamment.
ERIC LHIRONDELLE
C’est difficile parce que il y a eu une évolution de la société qui fait qu’aujourd’hui on est dans un monde de plus en plus individualiste. On ne parle plus forcément à son voisin. Parfois, on ne le connaît même pas, ce qui n’était pas le cas avant. Si tu étais dans la merde, ton voisin te voyait dans la merde et te disais : “Tiens, je vais te donner un coup de main.” Bon… ça existe encore peut-être dans des petites poches de quartier, mais la société a viré vers l’individualisme, donc le sentiment de fierté d’être Calaisien…. Ah si quand tu as une équipe de foot qui arrive en finale de la Coupe de France, là, t’as le sentiment de fierté d’être calaisien… Mais en dehors, une fois que ça c’est fini… C’était pas forcément le cas avant, parce qu’avant les gens étaient plus solidaires. Et puis t’avais pas cette incertitude sur l’avenir. On a peu de perspectives d’espoirs quand même… Moi, je vois les jeunes. Je me demande dans quel monde on va les laisser quoi… Et je prends pour ma génération une part de responsabilité aussi. On n’a pas fait ce qu’il fallait pour nos enfants… J’espère qu’un jour il y aura un revirement de situation.
De la même façon, est-ce qu’on est fier d’être Français aujourd’hui ? Est-ce qu’on est fier d’être européen ?
Le petit commerce de l’extrême droite
CALAIS LA SOCIALE
Je parlais de ça parce que le territoire et l’identité sont des thèmes bien brassés par l’extrême droite, elle fédère avec ça.
ERIC LHIRONDELLE
Oui… Je pense que c’est ça aussi le grand de la colère…
Ces gens-là qui dirigent l’extrême droite aujourd’hui, tu les écoutes et bientôt ils sont plus cégétistes que toi dans leurs revendications ! Mais ça… c’est que de la vitrine. C’est comme un magasin où tu décores bien devant, les gens sont attirés, rentrent dans la boutique, on leur vend le produit et c’est une fois qu’ils sont arrivés chez eux qu’ils s’aperçoivent qu’on leur a vendu de la merde ! L’extrême droite, c’est ça, on fait une belle vitrine et derrière on vend de la merde. Il y a des gens qui sont attirés par la vitrine. Je ne pense pas que l’extrême droite soit véritablement un vote d’adhésion pour un programme politique. De toute façon, il n’y en a pas. Aujourd’hui, l’extrême droite c’est aller dans le sens du vent, genre : “Allez, le gros du peuple a un truc contre les immigrés ? Allez, on va aller dans ce sens là…” Ou bien: “Il y a un patron qui ferme cette boîte ? Oh pauvres salariés… Faut aller défendre les salariés…” Et t’as une extrême droite du Nord et une extrême droite du Sud… Et celle du Nord revendique carrément le contraire que celle du sud. C’est une politique qui s’adapte, qui est juste électoraliste, pour eux, pour en haut. Pour les gens c’est pas forcément de l’adhésion. Les réfugiés…Un exemple avec Les ports et docks. Non pas les ports et docks, c’était avec Eurotunnel. T’as des réfugiés qui traversaient les voies, quand ils pouvaient s’infiltrer, ils passaient. T’avais un salarié qui disait : “ Ah ils nous font chier ! il faudra les renvoyer chez eux !” Bref, faut faire ci, faut faire ça… Et puis, une fois il tombe sur une réfugiée, c’était une dame, qui tremblait de froid. Il lui a donné sa parka… Il lui a donné sa parka ! Donc quelque part, t’as des gens qui sont en colère mais qui ne sont pas forcément inhumains. Mais par colère ils vont aller voter pour ces gens là… Au moment de mettre leur bulletin dans l’urne, ils vont se dire : “putain les réfugiés, putain les immigrés…”. Est-ce qu’en 1933, en Allemagne, la grande majorité des électeurs qui ont voté pour élire Hitler étaient des étaient des barbares ? [Eric avançait le chiffre de 90 pourcent, c’est en fait 43,7 pourcent des allemand qui ont voté pour le parti nazi aux élections législatives de 1933] Est-ce qu’ils étaient tous des barbares ? C’est une question qu’il faut se poser d’après moi. Je préfère une colère rouge, une colère constructive qui va dire : “Attention, on est dans un mode, avec le capitalisme actuellement, qui écrase les gens, qui ne le respectent pas, qui les considèrent comme de la quantité négligeable avec qui on joue.” Non ! Il faut donner à ces gens là plus de possibilité de pouvoir s’exprimer, plus de démocratie. Il est revenu en arrière mais Macron, pendant un temps, pensait peut-être mettre un référendum sur l’immigration… Le mec, il se fout de notre gueule ! Il veut mettre un référendum sur ce qui l’intéresse… Pourquoi il ne l’a pas fait sur la réforme des retraites ? On joue avec nous et les gens, sur ça, ils s’aperçoivent aussi qu’on joue avec eux. Donc il y en a qui gueulent plus fort que les autres, il y en a qui donnent des proies… Le pire c’est Zemmour : “Tenez, là, prenez des Nord-Africains… tapez leur dessus, toutes les causes de nos problèmes ça vient d’eux. Et puis t’oublie les Bernard Arnault et tout ceux qui comme lui sont au dessus, comme le salopard qui envoie des trucs dans l’espace là… Elon Musk.
Qui veut encore être milliardaire ?
CALAIS LA SOCIALE
(Avec ironie, on préfère préciser) Oui mais ça ce sont de gens qui ont réussi par eux-même… A la force de leur seul travail !
ERIC LHIRONDELLE
Eh ben justement… s’ils ont réussi par eux-même ils ne devraient pas oublier d’où ils viennent ! On dit toujours, Nous, dans le monde ouvrier qu’il n’y a rien de pire qu’un parvenu.
CALAIS LA SOCIALE
(Avec ironie, on préfère repréciser ) Mais enfin… Tu veux pas être milliardaire toi ?
ERIC LHIRONDELLE
Ecoute, je vais peut-être te choquer – quoi qu’en fait non, je ne te choquerai pas toi – je n’aime pas parler de moi… Je possède plusieurs diplômes obtenus dans plusieurs universités. Aujourd’hui, je devrais gagner trois fois ce que je gagne. Et j’aurais pu ! J’aurais pu faire carrière. J’aurais pu aujourd’hui être directeur d’une grosse boite. Mais je me suis tourné vers les métiers du social qui ne sont pas rémunérateurs. En étant cadre, je gagne aujourd’hui le salaire d’un ouvrier hautement qualifié. Mais c’est mon choix de vie. Même s’il m’arrive comme tout le monde de faire des erreurs, des conneries j’ai pas honte quand je me regarde dans la glace, pour moi c’est l’essentiel. J’ai été élevé là-dedans, je suis fils d’ouvrier. J’ai hérité que d’une chose de mes parents, c’est des valeurs et je les ai transmises aussi à mes gamins. L’argent n’a jamais été ma priorité dans la vie. J’ai besoin d’argent pour vivre et essayer de faire vire le mieux possible ma famille, J’ai un toit au dessus de la tête, je mange tous les jours, j’arrive à payer toutes mes factures, je pars en vacances, j’ai ma voiture… Je suis heureux comme ça et je n’envie pas Bernard Arnault avec ses 200 milliards de fortune. Moi, les gens qui sont autour de moi, je sais qu’ils ne m’apportent pas leur affection parce que je suis riche. Ils m’apportent leur affection parce que je suis Eric Lhirondelle. Tous les copains que je peux avoir ici, ma femme, mes gosses… J’ai pas une femme qui est avec moi… [par intérêt], au contraire… parce qu’on est passé par des moments qui ont été difficiles. Je sais ce que c’est que d’élever des gamains avec, à l’époque, le RMI [ex-RSA]. avant de pouvoir rebondir, de terminer mes études etc. Mais je suis heureux avec tout ce que je gagne, je ne demande pas à avoir une fortune. Bernard Arnault à 73 ans, 200 milliards… Mais les gens qui sont autour de lui…Quand il y a quelqu’un qui fait semblant d’être bien avec toi, moi je serai à sa place je dirais : “Est-ce que t’es bien avec moi parce que je m’appelle Bernard Arnault ou parce que j’ai 200 milliards de fortune ?”
Non, honnêtement, je ne suis pas quelqu’un qui cherche à acquérir de la richesse matérielle. Par contre, mes camarades ici je les adore. Et quand il arrive quelque chose à un d’eux, je suis malheureux. Nous ici, on est des éponges à émotions. Ce qui est en train d’arriver à Draka c’est pas en surface, ça nous atteint à l’intérieur. Parce qu‘on sait ce qui va se passer, on sait ce qu’ils peuvent ressentir. On est passé nous mêmes, pour la plupart d’entre nous, par là. Certains d’entre nous ont réussi à rebondir, d’autres non. On a des camarades, tu as vu qu’il y a des photos dans la pièce à côté… Certains de nos camarades ont mis fin à leurs jours et ça nous a laissé avec un grand vide. Moi, c’est cette valeur là, la valeur d’une personne.
C’est un tort qu’on a dans notre société aussi aujourd’hui, on regarde la valeur d’une personne à ce qu’elle a sur son compte en banque, ou au pouvoir qu’elle peut détenir. Moi, j’estime que mes camarades qui sont ici valent mille fois mieux que ce madame Bouchart, Macron et compagnie, et surtout des Bernard Arnault ! Je sais que beaucoup de mes camarades pensent comme ça aussi. C’est peut-être pour ça qu’on est si peu nombreux aujourd’hui ! (rire) parce que dans la mentalité d’aujourd’hui, acquérir, on est une société de consommation, tout ce qu’on peut acquérir et qui est pas forcément utile, ben il le faut quoi, il le faut… Le gamin qui va à l’école aujourd’hui, qui a huit ans, il lui faut un portable dernier, sinon par rapport à ses petits copains… Mes gamins le comprenaient d’ailleurs. Mon gamin, qui était revendicatif aussi…. Quand on pouvait, on essaiyait de leur faire plaisir au maximum. Au moins ils étaient aimés.