Depuis ses débuts, Calais la Sociale s’est attaché à se faire caisse de résonance des luttes ouvrières et des résistances populaires locales. Parmi elles : la fermeture de l’usine Prysmian-Draka, dont le plan social brutal a laissé des dizaines de familles dans la tourmente. Elle a été l’une des batailles emblématiques de ce nouvel épisode de désindustrialisation qui aura privé 300 000 personnes de travail depuis septembre 2023, en France, selon une étude de la CGT. Cette histoire, nous l’avons documentée, racontée, portée. Avec le film « Nos Hommes », avec des articles, des reportages, des rencontres. Non pas pour « produire de l’info », mais pour soutenir, visibiliser, et surtout contribuer à construire une mémoire ouvrière capable de dépasser les petites publications d’un média sans salarié, ni patron, ni mécène (faites un don!)
L’entretien ci-dessous avec Sophie Agneray et son mari Gregory, figures centrales de cette mobilisation, est une plongée dans les fractures invisibles que laisse un plan social : la désintégration des vies, des familles, et des territoires. Sophie – que les lecteurs et lectrices du Nord Littoral ont eu l’excellente idée d’auréoler du titre de « personnalité calaisienne de l’année » – insiste sur la nécessité de penser les licenciements autrement, avec des mesures concrètes pour protéger ceux qui se trouvent en périphérie immédiate du salarié touché : « Il faut garantir la base : une cellule psychologique pour les femmes pendant et après le plan social, une garantie de mutuelle pour les gamins. » Elle va jusqu’à proposer la création d’un « congé pour licenciement au sein de la famille« , une indemnité qui permettrait aux conjointes de ne pas s’effondrer sous la charge mentale. Car, comme elle le rappelle avec force, « Si la conjointe va bien, le salarié licencié ira bien ».
« Calais a encore un poumon ouvrier » expliquera Sophie. « Il faut le soigner, en prendre soin, il faut l’aider à respirer. » Dans l’attente, ce document, est une bouffée d’air salutaire pour quiconque aurait la fantaisie de comprendre et le courage d’agir près de chez lui pour cette nouvelle année qui vient de s’ouvrir.
L’ENTRETIEN
Pierre (Calais la Sociale)
Qu’est-ce que tu as envie de faire maintenant que le plan social des Prysmian arrive à son terme et que t’es devenue personnalité calaisienne de l’année ?
Sophie Agneray
On veut être reçue au Sénat, à l’Assemblée Nationale, ou pourquoi pas au parlement européen.Ces trois instances peuvent être un tremplin pour entourer les femmes et les enfants qui sont des personnes totalement occultées des plans sociaux. Cette injustice là, on doit la raconter le plus loin possible.
Pierre
C’est qui “on” ?
Sophie
C’est notre collectif de femme ! Je n’arrive pas à me dissocier d’elles. C’est un peu bête de dire ça comme ça, mais on ne fait qu’un. C’est écrit “La personnalité Calaisienne de l’année” sur le journal mais en fait ça devrait être un pluriel. Les femmes Prysmian sont les personnalités Calaisiennes de l’année.
Pierre
Vous faites corps autour d’un objectif commun.
Sophie
Oui. C’est pas par modestie, c’est juste que c’est pas possible.
A un moment donné, lorsqu’on accompagnait nos maris lors des négociations à l’ancien terminal portuaire, ça devait être la veille de la venue de Ruffin, c’était tellement violent moralement, tellement stressant, que je suis parti m’effondrer aux toilettes. Ce jour-là, je voulais tout arrêter. J’en pouvais plus. C’était pas glorieux… Je pleurais comme une madeleine, seule, dans les toilettes…un craquage. La fatigue, la bronchite, la trouille de ne pas y arriver et puis l’ascenseur émotionnel… Et à ce moment là, je reçois un texto de Graziella [une femme du collectif, soutien à distance car gravement malade] et c’était exactement les mots qu’il me fallait. C’était comme une connexion, une sorte de symbiose. Ca m’a reboosté et c’était reparti.
Le collectif c’est vraiment ça, on porte, on s’effondre, mais tout le monde participe à sa manière au fait que ça tienne.
Pierre
Je voudrais qu’on parle du sens de cette distinction de “Personnalité calaisienne de l’année”, de ce que ça peut représenter… En fait, il y a mille raisons d’être content que ça tombe sur toi. Du moins quand on n’est pas bourgeois, miso ou patron. D’abord parce que ça met une sorte de fin positive à l’année qu’on vient de passer, c’est pas rien. Mais aussi parce que c’est votre lutte pour la voix des familles et une forme de dignité ouvrière que les lecteurs et lectrices du Nord Littoral ont désigné comme événement majeur de leur année écoulée.
Il s’est donc passé quelque chose. Et le fait que ce ne soit pas nous ou vous qui le disions fait quand même franchement du bien… Que ça vienne d’un organe de presse institutionnel qui affirme qu’il s’est véritablement passé un truc vis à vis de cette fermeture d’usine rend tout un tas de choses d’un coup beaucoup plus légitimes. Vous incarnez de manière officielle l’Histoire locale que l’on souhaitera encore raconter.
Sophie
Oui, mais on ne peut pas non plus se réjouir complètement. Être calaisienne de l’année avec 300 000 personnes licenciées en France depuis septembre 2023, représenter ça… En toute humilité, ben c’est aussi du lourd niveau responsabilité, niveau conscience. Ca aurait été plus chouette pour une action de bénévolat ou quelque chose dans le genre, mais pas pour quelque chose d’aussi dramatique… Chez les prysmian, il y eu des gens, des hommes comme des femmes, qui ont vraiment voulu en finir avec la vie, qui ont eu des pensées très très sombres.
Aujourd’hui, je suis la Calaisienne de l’année, c’est cool, mon mari est fier, ma mère est fière et moi je suis contente de voir les gens fiers. Nos hommes et le collectif des femmes sont heureux de cette “distinction” qui représente cette année de dur labeur. Avec cette élection, ils sont heureux qu’on reconnaisse enfin qu’ils existent tous. Et moi, je suis fier d’eux en fait.
Mais bon comme je vous dis, ça représente aussi 300 000 licenciés sur toute la France. Je voudrais qu’on parle de l’impact de ces plans sociaux sur le tissu économique du territoire. Comment la fermeture d’une usine impacte le commerce, la santé… Un PSE c’est le territoire qui en pâtit entièrement.
Il faut parler des Régions qui donnent de l’argent aux directions des entreprises sans aucune contrepartie. Sans compter sur la politique d’Emmanuel Macron qui fait tout pour faire venir des investisseurs étrangers en France. Et tout ça pour quoi ? Pour du pillage ! Ils restent quelques années en France, Ils s’installent, prennent ce qui est à prendre, autrement dit : les richesses de notre territoire, notre savoir faire, l’argent public pour l’installation et ils se cassent.
Mais cela dit, c’est pas nouveau… On peut remonter à l’histoire de la dentelle de Calais… Elle est où maintenant la dentelle de Calais ? Elle est au musée mais sinon ? Elle est parti en Chine, au Maghreb, en Turquie… Ça ne date pas d’aujourd’hui que les travailleurs sont balayés comme des salissures. [Sophie fait ici référence à un de ces discours prononcé au terminal portuaire : “Tant que les plus démunis d’audience ne seront pas entendus, ils seront balayés comme des salissures”]
Pierre
C’est marrant que tu évoques ce mot de salissures. J’y pensais en arrivant chez toi en réfléchissant à l’émotion des gens par rapport à ta désignation par Nord Littoral. C’est une espèce de gratification collective, quelque chose qui venge ce qui peut en nous être salie lorsqu’on subit ce genre de violence. Quelque part, il y a l’idée que votre victoire nettoie, elle rend justice.
“CALAIS A ENCORE UN POUMON OUVRIER”
Sophie
Oui, elle remet peut-être les choses dans un certain cadre, dans une certaine perception de ce qui est en train de se passer chez nous. C’est vrai que c’était violent tout ça…J’ai une phrase qui me vient en tête depuis deux ou trois jours, c’est que Calais a encore un poumon ouvrier. Il faut le soigner, en prendre soin, il faut l’aider à respirer. Il a besoin d’oxygène, il faut lui donner tout ce qu’il faut pour qu’il continue de gonfler, prendre un nouvel essor. Il faut que l’industrie revienne, qu’on relocalise.
Il y a des solutions pour ça, des choses à faire. Si on laisse faire, on consent à la situation. Il y a des enfants qui arrivent derrière. Il y a un avenir à Calais. Je suis profondément attachée à ma région, à ma ville. Je veux rester positive. L’espoir est mon moteur et c’est ce qui fait avancer et je refuse de croire un seul instant qu’il n’y en a plus.
Calais ne se résume ni à la migration, ni au dragon. Calais, c’est aussi des travailleurs, des courageux, des gens qui se lèvent à 4 heures du matin, qui sont dans l’action, l’engagement, le mouvement. C’est une ville peuplée de gens biens qui veulent du boulot mais qui n’en n’ont pas.
Valentin De Poorter (Calais La Sociale)
Tu parles de l’industrie mais aujourd’hui, à Calais le travail ne désigne plus seulement celui ou celle qui bosse dans une usine, mais toutes celles et ceux qui bossent dans la logistique, le tertiaire et même les auxiliaires de vie, toutes et tous sont liés à ces classes ouvrières.
Sophie
J’ai été auxiliaire de vie il y a longtemps, puis aide soignante, puis aide médico psychologique. J’ai passé plusieurs diplômes qui n’avaient rien à voir avec les études que j’avais faites. Depuis, je travaille dans le handicap. Je peux vous dire qu’elles sont bien oubliées les auxiliaires de vie, le corps médical, les soignants, le médico-social… ces gens-là on les appelle « les petites mains ». Je déteste ce terme. C’est tellement inapproprié puisque c’est eux et elles qui font fonctionner le pays. Et ici, c’est pareil à Calais, elles courent du matin au soir pour un salaire de misère. Si le mari est au chômage, qu’il perd son emploi, c’est pas elle avec son pécule qui va pouvoir rétablir la donne. L’impact est partout, sur tout.
Pierre
Je voulais revenir sur le terme “petites mains”… Dans la mesure où on pourrait se considérer toutes et tous comme des petites mains au sein d’une même grande machine, occupés à la faire fonctionner. Mais le problème avec les petites mains c’est que ça sous-entend qu’il y en aurait des grandes. Et qui sont ces grandes mains ? Les patrons qui possèdent l’outil de travail, qui n’y mettent paradoxalement pas les mains et, visiblement, celles et ceux qui nous foutent dehors.
Mais pour revenir à ce titre décerné par les lecteurs du journal, ce qui est chouette, je trouve, c’est qu’habituellement, la presse ou les entrepreneurs du spectacle médiatique couronnent des entrepreneurs, des sportifs… Des gens gravitant autour de notions de réussite ou prouesse individuelle. Votre victoire rassemble en revanche des ouvriers de l’industrie, mais en fait, plus largement toute personne dont l’économie domestique dépend d’un rapport de subordination pour obtenir un salaire. Ce genre de concours si on l’avait fait à Calais la Sociale aurait eu moins de retentissement je trouve. Ça serait même plutôt attendu comme résultat de la part d’un média tel que le nôtre. Mais le fait que ta figure arrive en tête d’un classement à la place d’un gardien de but ou d’un patron de friterie indique quand même qu’il se passe quelque chose dans l’inconscient collectif. On n’est peut-être pas si dupes malgré la profusion d’écrans de fumée. On a quand même la conscience commune qu’à Calais on maltraite les gens qui bossent.
« une victoire du travail face au fantastique, à la vitrine, au paraître ».
Sophie
C’est une réalité de terrain. C’est à dire que c’est le travail qui est mis à l’honneur à Calais. Et c’est pas mon travail, c’est les travailleurs, pas des VIP, pas des footballeurs ou des youtubeurs. Cette année, c’est le travail. C’est un message, qu’on est en train de faire passer.
Valentin
On dit que c’est une victoire du travail contre le capital ?
Sophie
Je dirais que c’est plutôt une victoire du travail face au fantastique, à la vitrine, au paraître.
Grégory Agneray
Ce que ça démontre surtout, c’est qu’aujourd’hui ce qui intéresse les gens, c’est le travail. C’est pas Lucas Chevalier qui va en équipe de France, c’est pas le friteur qui devient riche en faisant ses frites, c’est les gens qui ont perdu leur emploi. C’est triste mais c’est comme ça. Et quand t’écoutes les actualités, c’est pas fini.
Sophie
En fait, c’est aussi le désir de travail qui est mis à l’honneur. Pendant des années, on a incombé la faute aux Français de ne pas vouloir travailler.
Dans certaines presses, pas toutes, on leur a incombé cette responsabilité-là. On a souvent entendu que c’était de la paresse, qu’on ne voulait pas se lever à 4 h du matin pour aller bosser. C’est faux Aujourd’hui, on veut du boulot à n’importe quelle heure, on veut du taf à Calais ou ailleurs. On veut progresser. Et c’est ça qu’il nous faut. Cette distinction est celle de tous les licenciés de Calais, c’est aussi celle des cheminots qui font grève et qu’on malmène. On pense qu’ils gagnent des fortunes alors que c’est des mecs qui ont trimé toute leur vie. Cette distinction, c’est les dockers, c’est la santé, c’est les hospitaliers, c’est l’éducation nationale, c’est tous ces gens là. C’est eux qui contribuent à tenir le pays debout.
Pierre
La réussite, ne se fait pour une fois pas sur le prisme d’une carrière mais d’une capacité à se révolter.
Sophie
J’ai du mal avec le mot “révolte”. J’ai toujours eu du mal, même si j’ai toujours été “la révoltée” dans ma famille.
Pierre
Révolter, c’est “se retourner” étymologiquement, faire face.
Sophie
Je préfère “résilience”.
Pierre
Oui, mais je ne sais pas si c’est juste. Ça désigne une capacité à continuer en absorbant les coups. Là, je crois qu’on célèbre aussi votre capacité à en avoir rendu quelques-uns !
« On a réussi à absorber la mysoginie »
Sophie
Oui, j’espère. J’en ai rendu quelques-uns. Et j’ai pas fini d’en rendre.
Pierre
C’est si tu préfères montrer un visage plus combatif du salarié que celui qu’on récompense pour sa subordination et sa capacité à opérer des tâches, à performer là-dedans. On récompense une prise de conscience politique.
Sophie
Oui, là, complètement d’accord et en même temps je voudrais mettre l’accent sur notre passivité. C’est aussi ça qui nous distingue.
Face à la misogynie par exemple, on a réussi à l’absorber, à y faire face parce que nos hommes se sont bien tenus. Ils n’ont jamais brûlé de palettes, ni cramé l’usine.
Pierre
Vos homme se sont bien tenus vis-à-vis de vous aussi !
Sophie
Ah oui ! Nos hommes, oui, ils se sont très bien tenus vis-à-vis de nous. Ils avaient plutôt intéret ! (rires) Ils nous ont respectés, nous ont entourés dans notre collectif. C’est hyper important de le dire. Ils nous ont protégés aussi.
Greg m’a beaucoup préservé, et encore là, il n’y a pas longtemps… Je m’expose, mais lui me protège. Tu vois, c’est vraiment encore une fois une forme d’harmonie.
On a été vraiment confronté dans le collectif à la misogynie. J’ai été calomnié quand même, les femmes du collectif aussi. Des trucs vraiment dégueulasses ont été dit. Mais à côté de ça, on a soulevé quelque chose de différent. Je n’irais pas jusqu’à dire innovant, mais c’est pour ça que j’ai du mal avec la révolte, parce qu’elle est souvent associée à la destruction, à la Révolution française, à une barricade, à des choses comme ça un peu violentes.
Nous, on a utilisé nos maux à travers nos mots. On était dans les discours, on a dénoncé, on a argumenté, on a crié. Le collectif n’a fait que ça, il n’a jamais été violent. Toute cette injustice nous a servi. On a transformé notre désespoir en colère …mais sans jamais briser quoi que ce soit. C’est ce que la direction attendait.
Valentin
Il y a eu en tout cas une inversion du cours des choses où des gens qui étaient censés obéir à l’ordre et s’y soumettre ont dit stop et se sont mis à parler.
Sophie
On ne peut plus se soumettre, c’est fini.
“LE PREMIER COLLECTIF DE FEMMES EN FRANCE, CRÉÉ EN SOUTIEN À LEURS ÉPOUX LICENCIÉS… C’EST NOUS. PERSONNE NE POURRA NOUS L’ENLEVER.”
Greg
Ça fait 27 ans que je bosse et que je connais ça, c’était déjà le cas pour nos parents avant nous : dans une entreprise, quand on parle de baisser les coûts, systématiquement, la première chose qui vient c’est quoi ? C’est les salaires gelés, changer les horaires pour réduire les coûts. Jamais on ne parle de baisser les dividendes, suspendre les dividendes, etc… Non, on baisse les salaires, c’est systématique.
Donc les gens dans leur tête, ça fait 40, 50 ans qu’on leur dit : “pour que ton patron soit content, faut qu’on baisse ton salaire”. C’est devenu une culture maintenant.
Sophie
Comme je disais, le collectif est sorti des sentiers battus. Il est sorti de quelque chose qui a été banalisé pendant des années. Les licenciements, les plans sociaux étaient banalisés jusque là. Il y avait une sorte de fatalité. Pour nous, c’était même pas envisageable d’être fataliste.
Greg
Elles ont créées quelque chose qui n’existait pas.
Sophie
Le premier collectif de femmes en France, créé en soutien à leurs époux licenciés… C’est nous. Et ça, personne ne pourra nous l’enlever. C’est la première fois en France que des femmes inversent le cours des choses dans ce domaine. Il n’y aura plus de soumission, plus de salissure balayée comme les directions ont pu le faire. Je ne veux plus de ça et je ferai tout pour qu’il n’y en ait plus.
Greg
Pour ça, faut réussir à monter très haut…
Sophie
C’est pour ça que je parlais du Sénat, de l’Assemblée Nationale, de parlement européen. Partout où on pourra être entendu sur une proposition de loi, on ira.
Greg
Déjà changer les termes quoi… “Plan de Sauvegarde de l’Emploi”… C’est un plan de destruction, pas de sauvegarde.$
« Si la conjointe va bien,
le salarié licencié ira bien «
Pierre
Concrètement, après un an de lutte et d’observation des dégâts infligés par un plan social sur l’intégrité morale des personnes, en tant que porte-parole de ce collectif, qu’est ce que tu en sors ? Si demain il y a un plan social, qu’est ce qu’il faut mettre en place pour les femmes, pour les familles ?
Sophie
Le plan social est là pour préserver le salarié licencié, il faut donc absolument préserver la conjointe/le conjoint du futur licencié. Si la conjointe va bien, le salarié licencié ira bien ou du moins ça serait pour lui un moindre mal.
Et si la femme va bien, les enfants iront bien. C’est pas moi qui le dit, c’est comme ça, ça fonctionne comme ça. Pour toutes les familles, il faut donc garantir la base : la cellule psychologique pour les femmes pendant et après le plan social et une garantie de mutuelle pour les gamins.
Je voudrais aussi que les soins soient pris en charge à 100 % pour les femmes des salariés licenciés, c’est-à-dire les soins gynécologiques, médicaux, la dépression et tout ce que ça implique en problématique santé.… Il faudrait qu’elles aient droit à des jours de convenance d’arrêt maladie si elle ne sont pas bien. C’est normal d’avoir ça. Tu sais, on a été sept à subir de grosses perturbations hormonales en même temps, pendant le PSE… c’est pas normal ça.
« Il faut qu’il y ait une proposition de loi qui oblige des actionnaires, les marchés financiers, les directeurs, les grandes boîtes à prendre en charge la réparation des effets d’un plan social sur les familles des salariés ».
J’ai lu des études sur la santé mentale, sur le choc et le stress des femmes. Il y a un impact énorme sur leur santé. 300 000 familles licenciées depuis septembre 2023… Vous imaginez un peu ?
Il faut un lieu d’accueil, une sorte d’abris, il faut qu’on aille chercher la femme du salarié licencié, il ne faut pas attendre qu’elle vienne, elle ne viendra pas. Elle est active, elle a une charge mentale énorme. Quand elle apprend que son mari est licencié, elle est submergée, elle écope comme elle peut, avec les bras qu’elle a pour pas que la barque familliale coule tout à fait. Elle se bat tous les jours, elle fait les comptes, pense à l’avenir, aux enfants, aux soins et elle se néglige.
Alors Il faut aller la chercher, Il faut qu’il y ait une proposition de loi qui oblige des actionnaires, les marchés financiers, les directeurs, les grandes boîtes à prendre en charge la réparation des effets d’un plan social sur les familles des salariés. Il faut cette obligation, ce devoir. C’est le minimum quand on sait qu’un travailleur va donner 20 ou 30 ans de sa vie et sacrifier une partie de sa vie familiale pour l’entreprise. C’est le minimum qu’on doit lui donner, qu’on doit lui offrir quand on le vire comme un malpropre du jour au lendemain. C’est le minimum, parce qu’on s’est fait des bénéfices sur son dos, sur celui de sa femme, sur celui de ses gosses.
Pierre
Ça se concrétise comment ? Le patron paiera les jours de congé à l’employeur de la conjointe ?
Sophie
Oui, une forme d’indemnité financière pour des jours de congé si elle en a besoin. Parce qu’elle a des enfants à gérer, parce qu’elle a une santé à préserver pour elle. Elle n’aura pas à annuler ses rendez-vous médicaux comme nous on a dû le faire pendant des mois.
“UN LICENCIÉ, EN MOYENNE, C’EST TROIS PERSONNES PRISES DANS LES DOMMAGES COLLATÉRAUX, AUTOUR DE LUI : ÉPOUSE, ENFANTS, PARENTS VIEILLISSANTS…”
Pierre
On peut parler de la création d’un “congé pour licenciement au sein de la famille” à la charge de l’entreprise qui ferme ?
Sophie
Oui je crois que tu trouves le bon terme. Mais attention, avec des limites quand même, c’est pas open bar non plus ! Il faut que ce soit cadré. Mais il faut cette indemnité. Il faut aussi des soins, une garantie de soins si elle est en dépression. Pourquoi elle aurait deux ou trois jours de carence sur son salaire pour un arrêt maladie pour dépression cette femme ? C’est pas de sa faute, c’est pas de son fait, c’est la faute du patron de son conjoint si elle est dans cet état là, c’est à lui de payer la garantie de ses soins. C’est lui qui doit passer à la caisse, c’est sa responsabilité ! Si elle déclare un cancer pendant le PSE, un post-trauma, qu’elle a des soins psy… C’est elle qui va devoir les payer de sa poche ? Tout ça il faut que ce soit acté dans un PSE.
Greg
Il faudrait déjà qu’un PSE soit difficile à faire. C’est devenu très simple maintenant. En deux mois, si personne ne se défend, la direction ferme une usine.
Sophie
La démocratie, elle est pour les puissants. Elle n’est pas pour les ouvriers, elle n’est pas pour les travailleurs. Il faut que ça s’arrête cette politique de faire venir des investisseurs étrangers. Je le disais tout à l’heure, il faut relocaliser l’industrie française.
Pourquoi aller chercher ailleurs de l’argent ? Il y a de l’argent en France, il y a du savoir-faire en France. Il faut relocaliser tout ça. Il faut arrêter d’aller serrer la pince à Tombouctou. Ce qui en ressort , c’est des types qui viennent pomper tout ce qu’il y a à pomper en France, à Calais et puis partir cinq, dix, vingt ans après, en laissant la débâcle et le chaos derrière. A force de délocalisation, la France perd son prestige, sa puissance.
Greg
C’est une politique qui existe depuis belle lurette. Par exemple, ils ont fermé la teinturerie de Coquelles [teintureries Bellier, fermées en 2009]. C’était pareil. Ils ont continué de faire de la teinture, mais là-bas, dans les pays où ils ont le droit d’utiliser des produits de merde et où ça dérange personne que les gens en crèvent.
Sophie
La cause, c’est l’enrichissement des puissants.
On a écrit une lettre au président, on a écrit des dizaines de mails. J’ai eu un mail entre les mains du Premier ministre de l’époque, Gabriel Attal. Il prenait des nouvelles de Prysmian à distance. Donc ils ont été au courant de cette situation et ils ne sont pas venus. Ils n’ont pas répondu à leurs responsabilités, ils ne sont pas allés au bout de leur job.
Alors quand je vois les messages des “puissants” sur les réseaux, comme “Joyeux Noël”, “passez de bonnes fêtes”… Nous dire ça à nous les familles des 300 000 licenciés de France ?… Comment veux-tu passer de bonnes fêtes ?
Un licencié, en moyenne, c’est trois personnes prises dans les dommages collatéraux, autour de lui : Épouse, enfants, parents vieillissants… Faites le calcul : 300 000 multiplié par trois.
“LE SENS DU TRAVAIL EN FRANCE EST À REVOIR”
Greg
Quand tu prends mon usine, on dit c’est 80 personnes licenciées, mais en réalité c’etait pas 80 personnes, mais environ 130 ! Tout les mecs qui gravitaient autour des salariés de Prysmian, les sous traitants de chez Kuehne Nagel, Cap Energie, Eiffage.
Sophie
Et Milee dont on ne parle pas beaucoup [Société spécialisée dans la distribution de publicité, a fermé ses portes en septembre dernier] ça passe à la trappe mais c’est 10 000 personnes que la direction a jeté dehors.
Greg
Après, tu as des gens qui s’étonnent: “c’est bizarre, on a quand même moins de prospectus qu’avant, comment ça se fait ?”
Valentin
Tu sais, là-dessus moi je peux bien entendre qu’il y a une évolution. Par exemple, Catensys, t’as plus de moteur thermique, c’est ok, on ne va pas produire des moteurs thermiques pendant 150 ans. A un moment donné, il y a des évolutions technologiques pour répondre à la nécessité de se passer des énergies fossiles.
Le problème c’est que rien n’est proposé aux gens. Juste on les vire.
Si t’as un patron qui est présent à Calais, qui n’est pas à Tataouine les Bains en train de gérer à distance 50 usines en même temps, qu’est-ce qui se passe ? Le mec prendrait acte de l’arrêt de la production et chercherait chaque jour le moyen de produire autre chose avec les salariés dont il est responsable au quotidien. Cette question-là n’est pas posée..
Greg
Nous, on l’a posé cette question là pendant le PSE…
Sophie
Non, mais on les croit bien éduqués ces gens-là, géniaux même. On pense qu’ils ont des valeurs. Tout le monde dans les médias le répète et à force on y croit. Ils ont la bonne instruction, c’est des orateurs, ils savent persuader. Mais au final c’est quoi le moteur de ces mecs ? C’est l’enrichissement.
S’il y avait à la base une réflexion pour essayer de comprendre comment relocaliser l’industrie ce serait déjà pas mal. Pourquoi ne pas trouver quelque chose qui n’est pas encore fabriqué ailleurs ? C’est possible.
Greg
Ça ne les intéresse pas…
Valentin
C’est la reconversion qu’ils n’envisagent pas. Parce qu’ils n’ont aucun intérêt financier à le faire. Pourquoi ? Parce que l’entreprise n’est pas pensée comme un service public ou une société mise au service d’un territoire.
Greg
On n’écoute plus aujourd’hui les salariés. Ça fait des années que tous les ans on a le droit à un mois ou deux mois dans l’année de chômage partiel. Qui paie le chômage partiel ? c’est quand même l’Etat, toi, ton pognon.
Mais quand tu donnes ton avis à la DREETS [Direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités], quand tu expliques qu’on fait faire du chômage partiel en France alors que les câbles français sont produits à l’étranger, qu’il y a des solutions de relocalisation pour que cela coûte moins cher à l’Etat. C’est à croire qu’elle n’écoute pas, qu’elle s’en fout.
» Depuis « Me TOO » La structure de la société n’a pas tellement changé, elle se fait juste davantage de fric sur notre dos « .
Sophie
Quand j’apprends que Catensys est au plus mal, que la direction licencie mais que derrière on embauche des intérimaires… Il faut que ça s’arrête.
Pourquoi on met dehors une personne qui a 20, 30 ans d’ancienneté à trois, quatre ans de la retraite si c’est pour embaucher derrière un jeune intérimaire pendant 18 mois seulement. Elle est où la cohérence là-dedans ?
Le sens du travail en France est à revoir. Tout est à revoir.
La précarité de l’emploi, le gel des salaires, les petites mains dont on parlait tout à l’heure, les auxiliaires de vie… Et puis la femme ! Je suis obligé de parler de la femme. C’est terrible, mais là, avec l’essor de “Me Too” on est entrain de mettre en avant la femme dans la presse de plein de manière différentes… Mais on ne va pas se mentir, c’est aussi faire choux gras pour certains médias. C’est du spectacle pour eux, faut pas oublier ça. Ca fait des années qu’il y a des drames de ce genre, des années que la femme est malmenée dans un silence de mort. La structure de la société n’a pas changé, juste elle se fait davantage de fric sur notre dos.
Et ça, je tiens à le dire : pour moi la révélation de l’année, ça a été ces femmes qu’on a pu croiser. Des femmes qui ont des hautes fonctions : Christelle Domain [responsable à l’Union Départementale CGT], Natacha Bouchart [maire de droite Calais], Caroline Matrat [élue départementale PS], Faustine Maliar [conseillère régionale de droite], Cathy Apourceau Poly [sénatrice PCF du Pas-de-Calais] Laure Decazes [attachée parlementaire de Roland Lescure]… Et je pourrais vous en citer d’autres encore…J’ai eu des conversations de femme à femme avec elles, le collectif aussi. Qu’est-ce qu’elles doivent en baver quand même pour évoluer dans un monde d’hommes ! Avec le collectif on dissocie ces femmes de leurs propres politiques ou engagements. Ça ne changera en rien nos votes ou ce en quoi on croit. Mais franchement, toute idéologie mise à part… Qu’est-ce qu’elles doivent encaisser… Tous les jours, elles sont face à des hommes bien misogynes qui les écrasent.
Pourquoi je parle de ça ? Pour dire que nous, on marche à l’émotionnel. Pas toujours, heureusement, mais on marche généralement à l’émotionnel. C’est difficile de pouvoir accéder à une marche, de pouvoir se faire une petite place, de passer entre les mailles, entre les hommes qui nous font barrage pour pouvoir propulser une voix, pour pouvoir nous faire entendre. Parce que, comme je l’ai dit à Paris, si on crie trop fort, on est des hystériques et si on parle tout bas, on est des dociles. Il n’y a pas de juste milieu avec la femme, c’est un jugement permanent.
« Elle est où notre place à nous les femmes ? Que ce soit dans la vie quotidienne comme dans un PSE on n’en a pas ! «
Quand je pense à toutes ces femmes croisées, je ne peux pas m’empêcher de voir un lien entre elles et nous toutes. Mais je pense aussi à Gisèle Pélicot, forcément, mais aussi à toutes ces stars comme Adèle Haenel ou Judith Godrèche qui ont été mises en avant sans la volonté de l’être. Je pense à toutes ces anonymes en France aussi, ces femmes malmenées de tous les jours, tous les féminicides qu’on voit, toutes ces dames transparentes qui vont bosser à l’hôpital le matin, qui se tapent des quarts, toute cette majorité de femmes qui triment pour une broutille.
Les AESH par exemple, elles sont 130 000 en France, à travailler pour un salaire de misère, même pas 1000 euros par mois. Elles ont aussi une charge mentale à assurer à la maison, des factures à payer, des enfants à élever.
Nous les femmes, dès l’enfance notre corps change violemment. Les seins poussent et on a nos règles pendant des dizaines d’années. Sans compter les accouchements avec un seuil énorme de douleur. On grossit, on maigrit toute notre vie… Les vergetures, les problèmes gynéco. On en prend plein la tronche !On doit rester jeune, belle, propre sous tous les angles. Épilée, parfumée mais pas entêtante. Maquillée mais pas trop sinon t’es moche. On a la ménopause, nos enfants, nos petits enfants à élever, et la charge mentale qu’on traîne toute notre vie. On a les réflexions désobligeantes sur la place de la femme à la cuisine, sur ses fesses, sur sa consommation d’alcool qui semble exagéré, et tout ça avec les “non mais je rigole hin…”.
On est malmené dans la rue, dans le métro. Je ne veux vraiment pas victimiser la femme et faire du cliché, mais si t’es habillée trop court, t’es une salope, si t’es habillé comme un mec, t’es une lesbienne. Si t’as une bonne place au bureau, tu couches forcément avec ton boss. Mais au bureau, tu prépares le café mieux que personne parce que personne ne le fait ! Mais te plains pas mémère, c’est déjà ça ! Faut t’estimer heureuse… Et l’allaitement.. Tu peux même pas nourrir ton bébé sur un banc public sans qu’on dise de toi que tu provoques les hommes. T’es jugée tout le temps. Elle est où notre place à nous les femmes ? Que ce soit dans la vie quotidienne comme dans un PSE on n’en a pas !
Valentin
Tu parles de la capacité des femmes à se faire entendre dans un milieu d’hommes. Qu’il s’agisse d’un environnement politique ou professionnel. Dans les milieux politiques et syndicaux locaux, vous avez eu des réactions épidermiques vis-à-vis de l’existence de votre collectif. Mais je ne pense pas que c’était intrinsèquement lié au fait que vous soyez des femmes – bien que je n’exclue pas du tout qu’il y ait de la misogynie au sein des milieux militants – mais que cela vienne du fait que pour leur logiciel, votre collectif apparaît comme gazeux.
Sophie
En quoi c’est gazeux ?
Valentin
Parce que pour les partis, les syndicats, votre collectif n’est pas institutionnel. Ils ont besoin d’une structure avec une colonne vertébrale où chacun est à sa place.
Mais en fait, je pense que le centre de votre collectif, de votre féminisme qui s’exprime dans votre action, ne se trouve pas tant dans votre statut de conjointe qui demande réparation à l’employeur de son mari pour les préjudices subi que d’affirmer votre souhait de prendre part concrètement aux négociations en tant que voix des familles, de mettre les mains dans le moteur.
Sophie
Tu sais, j’ai fait moi même la vidange de la voiture pendant vingt ans ! (Rires)
Greg
Il y a 50 ans en arrière, dans un foyer, qui gérait les comptes ? C’était l’homme. La femme elle avait pas accès aux comptes bancaire, ou très peu. Aujourd’hui, je peux dire que dans l’usine, 80 % des mecs ne vont jamais voir le compte bancaire, j’en fais partie. J’ai accès à tout, mais c’est elle qui gère.
Pierre
Je fais une petite digression. Quand t’as une organisation du travail qui est gérée comme ça par le patronat, que celui-ci estime qu’un travailleur peut faire 43 annuités durant deux matins, deux après midis, deux nuits et quatre repos… Forcément ça imprime un rythme domestique. On peut lutter contre ça mais on peut aussi très logiquement adapter sa vie en fonction de l’épuisement causé par ce rythme. Et comme c’est souvent ces emplois et cycles là qu’on destine aux homme ce sont les femmes qui récupèrent la charge de la gestion des économies du couple. Ce modèle de vie là est à la fois très patriarcal, mais il est aussi très ancré dans une organisation du travail très libérale. Si l’usine happe le corps de l’homme, elle s’accapare aussi une très grande partie de sa disponibilité mentale.
Sophie
Oui et puis c’était pas numérisé, ça se gérait pas sur un smartphone ou l’ordinateur de la maison. Fallait sortir en ville, se rendre à la banque, c’était pas une tâche domestique. Et le patron payait le gars à la semaine, parfois en liquide. Ca a changé pas mal de choses l’air de rien ça.
C’est pas en essayant de tirer la couverture qu’on n’y arrivera. Il faut vraiment un ensemble, Il faut vraiment une cohésion, il faut fédérer, faire corps et ne pas chercher pour soi à tirer son épingle du jeu.
Pierre
Et pour poursuivre sur le fait que la parole des femmes a du mal à se faire entendre au sein des structures traditionnelles, qu’elles soient associatives, syndicales ou politiques; Il y a quand même quelque chose qui arrive avec les nouvelles générations de manière significative depuis une petite dizaine d’année : c’est ce qu’on appelle l’intersectionnalité des luttes. C’est un phénomène qui est dans les petites villes assez compliqué à choper. Il s’agit d’accepter le fait, quand on est ancien communiste ou cégétiste, que les luttes des camarades féminines puissent ne pas s’imbriquer dans le moule qu’on leur a assigné. C’est un grand principe d’inclusion ce truc d’accepter l’altérité, de dialoguer avec l’autre pour créer un espace commun.
Sophie
Ça montre encore qu’il y a un manque de complémentarité. C’est à dire que quand tu parles de s’imbriquer dans le moule qu’on leur a assigné, ce n’est pas qu’une affaire d’hommes qui sont comme ci ou comme ça. C’est une affaire de structure mais surtout de désir ou non d’harmonie. Bon, ça c’est mon côté émotionnel qui s’exprime, forcément (rires) Mais il faut que tout le monde soit dans l’harmonie. Si la femme arrive dans un syndicat et dit : ”Moi j’ai des idées. J’ai pas de structure dans mon mouvement, mais j’ai envie d’être à vos côtés et de lutter et de mener un combat.” En face le syndicat doit pouvoir dire : ”Je t’entends, je t’écoute et je te vois. Et puis on verra comment faire pour composer ensemble.”
C’est pas en essayant de tirer la couverture qu’on n’y arrivera. Il faut vraiment un ensemble, Il faut vraiment une cohésion, il faut fédérer, faire corps et ne pas chercher pour soi à tirer son épingle du jeu.
Valentin
Pour reprendre un terme employé précédemment : de quelle manière votre collectif peut-il parvenir à peser sur une structure telle que le sénat ou l’Assemblée Nationale qui organise la vie en société pour faire passer ses idées ?
Sophie
C’est difficile de répondre à ça. On a été confronté, nous, au pire. On a vu le meilleur de l’homme pendant toute cette aventure comme le pire de l’être humain et c’est ce qui fait qu’on on a été cimenté par cette humanité.
On s’est rapproché, on s’est solidifié. Le ciment a pris, voire même à nos dépens, dans la violence, dans la fracture, et c’est comme ça qu’on arrive à avancer. En mode “collectif”.
Pierre
Pour reprendre un peu la question que posait Valentin à savoir comment obtenir de manière concrète la mise en place d’un congé pour les familles touchées par un Plan Social, je pense que sans savoir forcément comment faire, sans avoir de plan tactique établie, vous êtes peut-être en chemin vers cette réussite.
Ce que je veux dire, c’est que vous auriez voulu que l’une d’entre vous devienne la personnalité de l’année que vous ne vous y seriez certainement pas aussi bien pris. Vous avez enchaîné les supers rencontres, vous avez un film sur votre histoire, des historiens qui s’intéressent maintenant aux familles des salariés… Je crois que pour toute personne en lutte à l’écoute il y a quelque chose qui se passe. C’est un mouvement de fond qui nous emporte mais qu’on épouse aussi parce qu’on s’y sent à sa place. Ce qui fait que votre collectif perdure malgré que le plan social se termine, c’est parce que ce combat que Prysmian a ouvert en vous devient une raison à la fois de vivre mais aussi une passion pour la compréhension d’une forme de société qu’on désire faire advenir. J’ai l’impression quand je parle avec les femmes du collectif, que d’un coup, quelque chose est compris unanimement par vous toutes, que c’est cette lecture commune de ce que vous avez vécu qui vous anime. Vous voyez toutes clairement ce que vous ne voulez plus voir exister.
Avant d’être mis en crise, on ne sait pas ce qu’on veut vraiment. On doit réussir une belle carrière, une belle famille etc. Ou autrement dit, pour aller plus vite : on sait qu’on veut du fric pour se loger et bien bouffer, on sait ça très vite. Mais à un moment donné, quelque chose peut arriver et nous bouleverser politiquement. Un moment qui nous ouvre clairement vers ce pour quoi on veut se battre.
Tout ça ne répond pas non plus de manière concrète au “comment ?” posé précédemment. Mais au fond, à Calais, avec tous ces combats qui durent depuis des années, je crois qu’on ne cherche pas à s’organiser dans différents collectifs pour leurs capacités à remporter des victoires à plus ou moins courtes échéances, mais pour qu’ils nous permettent d’enrichir et d’approfondir nos vies. On apportera peut-être pas la pierre décisive qui améliorera la société grâce à une loi, mais nos auto-organisations améliorent bien mieux notre vie quotidienne que les institutions qui les canalisent.
Sophie
Je suis convaincue que le collectif a un léger avantage …c’est l’instinct. On fonctionne à l’instinct, à la spontanéité lorsqu’on est touché viscéralement. Mais toujours avec réflexion. Celle qui torture l’esprit, qui fait des nœuds au cerveau quand tu ne trouves pas le sommeil.
Alors, c’est vrai, le collectif ne pouvait pas imaginer faire autant d’écho, mouvoir la pensée ou même émouvoir certains qui semblaient jusqu’alors hermétiques.
On est toutes ensemble, on est puissantes et c’est comme ça qu’on peut peser sur les grosses institutions.
Parce qu’au final, qui connait réellement ce qu’engendre un PSE chez une femme et ses enfants ? Ben nous ! Et seulement nous. Pas le sénateur, pas le député, pas le parlementaire… On sait de quoi on parle, on connaît le sujet par cœur, du sol au plafond et on peut repeindre les murs avec.
Je me souviens de la cérémonie des Jeux Olympiques, c’était vraiment beau, rien à dire. C’était encore une fois du fantastique, c’était très joli. Ça arrête le temps un instant et ça laisse place à la rêverie…
Mais ce qui m’a choqué le plus, à un moment, c’est les statues.
Les statues des femmes, dont Simone Veil, Louise Michel et Gisèle Halimi que j’ai particulièrement admiré pour son élégance et sa capacité à absorber les coups. Ces femmes ont été célébrées lors de cette cérémonie à titre posthume, elles sont toutes mortes. Même si elles sont figées aujourd’hui, elles sont mortes.
Mais nous, le collectif, il est vivant. On ne veut pas de statut dans 50 ans. On veut des actions maintenant, et pas seulement des paroles. On se donnera les moyens pour que ce soit la parole soit gravée dans le marbre, et pas nos visages quand on sera mortes.
Propos recueillis le 27 décembre 2024.