Après tout.

C’était hier, il faisait lourd et noir.

Dans son jardin, Greg montait silencieusement sa piscine comme on se prépare quand même à essayer de profiter de l’été.

L’air de rien la moitié du mois de mai vient de passer.

C’est une piscine autoportée, avec de la bâche quadrillée en bleu et blanc et des tubes en acier à clipser. C’est simple, pas si cher sur le coup mais c’est de l’entretien une fois que c’est rempli. Enfin, ça fait plaisir aux gosses quand c’est posé, c’est déjà ça de gagner.

Depuis que l’usine où il bossait a fermé, Greg fait ce genre de choses. « Essayer un peu de bricoler des trucs ». Il y a un mois c’était une serre pour sa femme Sophie qui est sacrément main verte avec les plantes. Dans son t-shirt du boulot qu’il met pour faire des travaux, Greg a l’air assigné à résidence, comme foutu entre les quatre murs de la baraque, d’un coup, tout le temps, comme la majorité des 123 salariés et sous-traitants de Prysmian-Draka Calais. Personne n’a jamais appris à revenir aussi brutalement à sa maison. Surtout quand on n’a pas eu le droit, encore un coup, de décider.

Prysmian est une multinationale qui prospère dans le câble électrique et la fibre optique à travers le monde. À Calais, une des filiales du groupe produit chaque jour des kilomètres et des kilomètres de câblage compliqué depuis le milieu des années 80. Ça fonctionnait vraiment super bien et pourtant malgré 5 millions de bénéfices nets en 2023 (600% d’augmentation par rapport à 2022), la direction a décidé de foutre tout le monde dehors au motif que, peut-être, demain ou après demain, ça pourrait être moins facile financièrement parlant. Un sms un lundi matin de novembre et rien à battre de personne, tout le monde dégage, Prysmian c’était terminé.

On ne va pas refaire le match des six derniers mois qu’on a déjà raconté ici des dizaines de fois. Surtout qu’il s’agit d’une défaite. Mais on se souviendra que les salariés et leurs familles se sont battus comme ils pouvaient, dignes, soudés. Mais seuls. Seuls à demander de l’aide, une solution, quelque chose de la part de n’importe qui pour empêcher les dirigeants de diriger à la mode d’aujourd’hui. Maire, députés et sénatrice interpellés ont eu beau s’unir dans des courriers qu’il fallait faire, tout ça a était laissé sans vraies réponses , ni par les ministres, ni par le président élu.

Très vite, les syndicats de la boîte ont compris. La seule bataille que le silence du gouvernement semblait les encourager à mener était celle du montant du chèque que la boite s’engagerait à leur laisser suite au sinistre. Du jour au lendemain, pour Greg, Franck, Walter, Ludo et les autres c’était parti. Parti pour des histoires d’avocats et d’assurances sous les hauts plafonds de salles de négociations à huis clos. Parti pour se retrouver le nez face la grammaire du code du travail, parti pour tenter de pas prendre capot à la partie d’un jeu dont personne ne t’as laissé le temps nécessaire pour comprendre les règles. On ne parle pas assez de cette violence. Celle que se sont mangés du jour au lendemain ces ouvriers spécialisés dans le câble électrifié face à des cadres spécialisés dans le licenciement des ouvriers. Infâme. Comme un charpentier contre un boxeur sur le ring du boxeur, et l’État au milieu qui arbitre en faveur de celui qui boxera le mieux.

C’est dégueulasse, tellement déloyal. Et malgré tout ce qu’on pourra raconter sur le mérite à bien bosser, ce qui arrive à ces mecs est le destin que chaque patron et politicien libéralisé imposent aux travailleurs européens depuis près de 40 ans. Depuis les saloperies de la saloperie Thatcher, depuis que la classe ouvrière, son unité, son salaire pour freiner les inégalité sociales, soient conçus par ces salauds comme un frein à la croissance.

Pour ces familles, ces salariés, il s’agissait donc de rentrer dans des méandres juridiques et légales. Devoir à la fois comprendre, et se défendre face à des dirigeants qui se changent en liquidateur comme on actionne un levier. Un volte-face traumatisant. Du jour au lendemain, il fallait se rendre à l’usine non plus pour produire mais pour négocier. C’était sans dialogue possible, la fin d’un travail qu’on n’avait jamais sérieusement envisagé d’arrêter. Parler cabinet et congé de reclassement, prime légale, supralégale, indemnité de retraite et préretraite. S’accrocher pendant 8 heures de réunion sur les mots d’un PV interminable. Tenir, face à l’arrogance et la bêtises des mecs assis en face. Tenir, face à son propre désespoir qui monte, qui monte, qui monte. La direction de l’usine a fait vivre un calvaire à toutes ces familles durant ces négociations.

Le 12 mars, tout ça s’est conclu sur de piteuses signatures. La suite ne devait plus qu’être, pour Greg et l’équipe syndicale, gestion courante de l’accord obtenu et suivi quotidien du reclassement des ex-salariés Prysmian.

Et pourtant, début mai arrive. Sur les premiers papiers des employés licenciés, le compte n’y est pas. Le téléphone de Greg sonne, tout le monde l’appelle. Ca flippe, il manque de l’argent partout, le calcul de l’ assiette n’est pas bon, ni pour les retraites ni pour les salaires versés le temps du congé de reclassement. On comprend pas d’où ça vient. Le syndicaliste envoie des mails. La direction, qui a changé de figurants entre temps, explique que tout ça est normal. Greg remet le nez dans les PV, appelle l’avocat des salariés, cherche jusqu’à pas d’heure dans le canapé ce qui cloche dans ces PDF aseptisés. Il repense aux réunions, tout ce qui a été dit sans pour autant avoir été écrit.

On est dans la cuisine. Dehors, il pleut dans la piscine et l’eau du puits artésien coule dedans. C’est un peu vert mais avec deux seaux de chlore l’eau devrait être saine dans une semaine. À table, Greg m’explique la semaine qu’il vient de passer. Sophie, essaye de reformuler. Et malgré leurs effort ça reste compliqué. Il faut vraiment bien baigner dans le plan social pour comprendre l’ampleur de ce qui s’y joue. Et je commence pourtant à avoir un petit niveau. Je les écoute et je réfléchis à ce que je peux bien faire de toute cette histoire. L’injustice est tellement planquée dans quelque chose de si malin et technique, dans quelque chose de si sournoisement pénible et complexe à écrire pour moi, à lire pour les gens qui prennent le temps de nous lire, à comprendre et à écouter pour les anciens salariés de la boîte que je n’arrive pas à rendre accessible le drame qui est en train d’impacter ces 80 familles.

Ce qui se joue là, c’est que la direction de la boite de Prysmian se sert des lignes des procès verbaux de réunions comme support pour décortiquer et déceler après coup des flous et failles afin de gratter ce qui peut encore être piqué.

Là où le travail des salariés de l’usine est terminé, la besogne de réduire le coût du travail se poursuit tranquillement au sein de la direction. Même lorsque les salariés ne sont plus employés, les dirigeants maintiennent l’emprise, poursuivent leur lent tourment. Il s’agit de harceler celui qu’on a réduit au chômage, de continuer à oppresser, à ne pas donner l’argent pourtant promis. Maintenant que l’ancien salarié est isolé loin des autres, qu’il est seul chez lui, faut lui foutre la trouille, qu’il ne croit plus à la tranquillité tant qu’il ne lâchera pas l’affaire. Un sou laissé au travail est un sou à reprendre pour le capital et dans la logique néo-libérale, un dirigeant qui s’y prendrait autrement n’existe pas. C’est partout, tout le temps, exactement comme ça. Posséder c’est priver l’autre. Nous sommes en guerre.

Hier, Greg a dit à la presse qu’après tout ça, si ça continue il appellera les collègues pour bloquer l’usine.

Parce qu’après tout, il y a encore des machines qui coûtent sacrément cher là-dedans. Les gens qui les possèdent seraient contrariés de ne pouvoir en tirer encore quelque profits.

Après tout, le rapport de force se réaffirme mieux quand on reprend ensemble l’entrée d’une usine qu’en étant assis sur la banquette usée du tribunal des licenciés.
Parce qu’après tout, qu’est ce qu’on espère à rester comme ça chez soi ?

Après tout… Pourquoi pas ?

Pierre Muys.