Le Channel : vers une scène culturelle asservie ? Entretien avec Francis Peduzzi

Il y a un an, samedi 6 mai 2023, un millier de personnes se rassemblaient devant les portes du Channel, scène nationale de Calais. Une manifestation en soutien à la direction et aux salarié⸱es du théâtre, confronté⸱es à l’ingérence de la municipalité de Calais qui exigeait – et a obtenu – le départ de Francis Peduzzi, directeur du Channel depuis 1991.

Pour atteindre cet objectif, l’équipe de Natacha Bouchart, maire de Calais, a refusé de verser l’intégralité des subventions qu’elle s’était engagée à verser à la scène nationale. En quatre ans, 625 000 euros ont ainsi été retenus mettant en péril la programmation, les postes salariés et intermittents ainsi que l’administration de la structure associative.

Nous sommes allés au Channel, à la rencontre de son futur ex-directeur pour faire un point sur cette année écoulée, sa situation et comprendre ce qui est en train de se jouer devant nous, aujourd’hui et pour les années à venir.

Portrait de Francis Peduzzi par Gwen Mint. Série: « Pour moi, Le Channel c’est… » (2023)


L’ENTRETIEN

Propos recueillis par Pierre Muys, le 6 mai 2024.

Francis Peduzzi
On peut dire que le 6 mai 2023 (Le 6 mai on s’y met) a été un grand succès, tout comme la pétition publique avec 12 000 signataires. C’est un score absolument inégalé, d’autant que nous n’avions rien fait de particulier pour populariser cette campagne de signatures.

Calais la Sociale
Vous l’aviez relayée un peu ?

Francis Peduzzi
On l’a juste mise sur notre page Facebook et c’est tout. Je n’ai envoyé aucun mail à personne, je n’ai agité aucun réseau… Ce sont les réseaux qui se sont eux-mêmes agités. Il y a eu une espèce de vague. En tout cas, le résultat de tout ça – même si le 6 mai s’est bien passé, que le monde était là, que nous étions nous à l’endroit où l’on voulait être, c’est-à-dire montrer la présence et la force dans quelque chose d’apaisé – on peut dire que tout ça n’a rien fait bouger, n’a pas du tout permis de débloquer la situation. Mais bon, j’avais peu d’espoir que ça débloque quoi que ce soit.

Calais la Sociale
Dans la mesure où vous ne vous ne vous êtes jamais opposé à votre départ, quel était l’objectif de ce rendez-vous ?

Francis Peduzzi
L’objectif du 6 mai 2023, c’était d’informer, d’alerter et de faire en sorte, a minima, que la promesse qui était liée à mon départ soit exaucée. À savoir que la maire, Natacha Bouchart, a quand même demandé mon départ en donnant derrière l’assurance que la subvention 2023 allait être rétablie au niveau de l’engagement signé par la Ville [Nda : 900 000 euros pour chaque année de 2020 à 2023, conformément à l’accord signé par la Ville dans le cadre d’une Convention pluriannuelle d’objectifs (CPO)]. Or, il se trouve que cet engagement n’a pas été tenu durant quatre années consécutives. Et quatre heures avant la tenue du dernier conseil municipal de l’année, le dernier à pouvoir statuer, la question de la subvention du Channel 2023 n’était même pas à l’ordre du jour…

On a atteint, si je me souviens bien 720 000, soit 280 000 en dessous de l’engagement écrit qui avait été pris par La Ville. Bref, la Ville ne tient aucun engagement, aucune promesse. Sa parole n’est jamais tenue. Elle s’est donnée un argument massue : j’étais toujours dans les murs. Mais elle savait très bien que le processus de départ était engagé et sans retour. Et que si nous n’étions pas encore au terme de mon départ, elle savait que la raison n’était pas à trouver de côté du Channel ou de ma personne.

« l’été sera le moment de mon départ définitif de la direction de la Scène nationale »

On n’est plus dans ce schéma-là pour 2024. Aujourd’hui, l’association elle-même ne recevant pas d’instructions a transgressé l’immobilisme, et conscient de la nécessité d’une subvention de fonctionnement 2024, l’association et son président ont pris l’initiative seuls de lancer la procédure de rupture de mon contrat. Donc, aujourd’hui, au moment où on parle, la maire a été informée que ma rupture de contrat a été prononcée le 24 avril 2024. Je suis au moment où je parle, dans la période de préavis, puisqu’il y a trois mois de préavis, que je vais effectuer en grande partie.
En tout cas, l’été sera le moment de mon départ définitif de la direction de la scène nationale. Donc maintenant, tout le monde étant au courant de ça, la Ville étant au courant de ça, j’espère qu’au prochain conseil municipal, [le 14 mai 2024], la subvention sera votée à la hauteur où elle doit être, c’est-à-dire 900 000 €. Il n’y a plus rien maintenant qui interdit cela puisqu’apparemment le problème c’était moi. Mais étant maintenant en instance de départ…

« Je n’ai pas envie que l’on puisse imaginer que jeter les gens du Channel comme des Kleenex soit un acte innocent et sans conséquence. »

Calais la Sociale
Lors du dernier conseil municipal, le 2 avril, la subvention annuelle accordée au Channel pour 2024 était de 550 000 euros à cause justement de votre présence encore aujourd’hui au Channel. Une position qui est quand même plutôt incompréhensible sur le plan juridique, dans la mesure où il est absurde de reprocher à quelqu’un qui ne peut légalement pas partir d’être encore là et de condamner toute une structure pour cette seule raison…


Francis Peduzzi
Oui. Je le redis. C’est un argument fallacieux. Je m’étais prononcé publiquement, j’avais annoncé mon départ. Il n’y avait aucune ambiguïté là-dessus et d’autant plus que pour mon départ, je n’ai rien négocié.
D’ailleurs, je n’aurais pas pu car il n’y a aucune instance de négociation. Ce que le ministère a jugé bon pour mon départ n’a été l’objet d’aucune surenchère. Difficile de faire moins. Le ministère m’a d’ailleurs remercié de ma posture, tant il est clair que ce départ, ne reposant sur aucune raison tangible, aurait pu valoir de ma part une toute autre posture avec des conséquences budgétaires toutes autres.

Encore une fois, ce n’est pas une démission, c’est une rupture de contrat de travail où s’applique le droit du travail. J’y tiens à la fois sur le plan du principe et puis surtout pour que ne puisse pas se répéter ici impunément ces chantages au départ. Je pars avec mes droits, comme d’autres avant, ici au Channel, sont partis avec les leurs. Si les suivants devaient subir la même procédure que moi, ils pourront exiger également leurs droits. Je n’ai pas envie de créer une jurisprudence, que la Ville ou quiconque puisse imaginer que jeter les gens du Channel comme des Kleenex soit un acte innocent et sans conséquence.

Calais la Sociale
Donc avec ces trois mois de préavis on arrive à un départ “officiel” autour du 24 juillet ?

Francis Peduzzi
À quelques jours près, sans doute la mi-août, le calcul exact reste à faire, ce sera ça, effectivement.

Calais la Sociale
Et à la mi-août, on sait qui va arriver à votre place?

Francis Peduzzi
Il y a un conseil d’administration (CA) qui va avoir lieu le 26 juin 2024. Et dans ce qui sera un CA extrêmement chargé, parmi les points à l’ordre du jour un peu saillants, il va y avoir évidemment, liée à mon départ, la désignation d’une direction par intérim. Il va y avoir le vote du texte d’appel à candidatures pour ma succession, ainsi que la constitution du jury qui présidera au recrutement de la personne qui me succédera.

« Mon successeur ne pourra pas être connu au mieux avant février -mars 2025 »

Calais la Sociale
Finalement, on rentre quand même sur du temps assez long pour ce genre de procédure…

Francis Peduzzi
Oui… Pascal Pestre, l’adjoint à l’attractivité – parce qu’il n’y a pas d’adjoint à la culture à Calais – qui est maintenant premier adjoint, avait dit au conseil municipal de décembre que le prochain directeur serait nommé en juin 2024. Franchement, je ne sais pas comment ces gens travaillent, mais il est évident que mon successeur ne pourra pas être connu au mieux avant février-mars 2025… C’est une procédure de recrutement dont la durée, dans toutes les scènes nationales, est entre huit et douze mois.

Calais la Sociale
Avec dans les bagages du directeur ou de la directrice arrivante, un projet pour les quatre ans à venir…

Francis Peduzzi
Oui, le recrutement doit se faire là-dessus, sur la présentation d’un projet et l’acceptation de ce projet. Une fois que la personne est désignée comme étant appelée à diriger, peut-être aura t-elle-même un préavis nécessaire à respecter avec la structure qu’elle va quitter, parce qu’il est fort probable qu’elle soit en poste aujourd’hui. Donc ce préavis, c’est a minima entre deux et trois mois, parfois même quatre mois… Donc désignation de la personne qui me succédera en février-mars 2025 pour une arrivée à la fin de la saison, fin du premier semestre 2025. Et dans l’entre-deux, l’intérim devrait être assuré en interne, mais c’est évidemment au conseil d’administration d’en décider.

Calais la Sociale
J’ai une question un peu plus technique. La Convention Pluriannuelle d’Objectifs (CPO) est établie pour quatre ans, entre Le Channel et la Ville de Calais entre autres. La dernière concernait les années 2020 à 2023. Ça signifie que la subvention votée par le conseil municipal pour l’année 2024 se fait en dehors de la convention ?

Francis Peduzzi
Absolument, oui. Le socle de la CPO, c’est toujours le projet artistique. Par définition, le projet artistique ne peut être que celui du successeur. Donc, le successeur étant désigné en 2025, une fois que le projet artistique est accepté, et donc le directeur ou la directrice désigné, il y a le temps nécessaire à la négociation de la CPO, qui est assez long. Donc au mieux la prochaine convention commencera au 1ᵉʳ juillet 2025. Mais je pense qu’il est plus probable qu’elle commence au 1ᵉʳ janvier 2026 pour les années 2026 à 2029.

Calais la Sociale
Ça veut dire qu’en 2024/2025, il n’y aura pas de CPO ?

Francis Peduzzi
Pendant 25 ans, nous avons fonctionné sans CPO. Ce sont des instruments un peu technocratiques… C’est fondamentalement des outils politiques qui enlèvent de l’autonomie aux structures. On peut d’ailleurs fortement s’interroger sur leur utilité puisque, la Ville de Calais l’a prouvé, il est possible de ne rien respecter des engagements réciproques du premier au dernier jour, en toute impunité, sans qu’il ne se passe quoi que ce soit.
C’est, il faut le souligner, le seul signataire à avoir agi ainsi. L’État a tenu ses engagements, et même au-delà, le Département a tenu ses engagements, la Région a tenu ses engagements. Seule la Ville n’a pas tenu ses engagements.

Moins de moyens,
moins de spectacles,
moins d’emploi

Pendant le mouvement contre la réforme des retraites, on pouvait observer à l’entrée de la scène nationale un jeune technicien du spectacle à la retraite.

Calais la Sociale
Ce qui est un peu désespérant dans ce qu’il s’est passé l’année dernière c’est qu’en fait ils vous ont fait passer pour le forcené du Channel qui refusait de partir alors que vous ne vous êtes jamais opposé à aucun moment à votre départ.

Francis Peduzzi
L’annonce de la nécessité de mon départ m’a été formulée le 18 avril 2023. C’est un haut cadre du ministère de la Culture, qui m’avait convié à un déjeuner fort sympathique, qui m’a annoncé que la ministre de la Culture avait reçu une lettre de la maire de Calais qui conditionnait la tenue de ses engagements budgétaires à mon départ. Un chantage, quoi. J’ai mis à peu près une seconde pour donner mon accord. Assorti de deux conditions : la première, c’était bien entendu que je ne démissionnerais pas, parce que les conditions de mon départ n’étaient pas celles d’un départ volontaire.
Et la deuxième, j’avais demandé à aller jusqu’au 1ᵉʳ janvier 2024.

Calais la Sociale
Comment les salarié·es du Channel ont-ils vécu cette période ?

Francis Peduzzi
Ça a créé une grande incertitude. Chacun se pose des questions sur le devenir de la structure, mais en se posant des questions sur le devenir de la structure, cela renvoie au devenir de chacun. Concrètement, en baissant les subventions, ce n’est absolument pas le directeur de la scène nationale que la Ville a puni, c’est l’activité de la scène nationale, et en premier lieu son personnel. Derrière l’activité de la scène nationale, c’est l’emploi, d’une manière très, très claire, et très mécanique.

On a moins de moyens, donc on fait moins de spectacles. On entreprend moins de choses et donc il n’y a plus de développement de l’équipe permanente. Et l’équipe intermittente, elle, se trouve directement impactée. Donc ça crée une grande fragilité, une fragilité collective et une fragilité individuelle. En plus, on a eu des interventions totalement incroyables de la Ville de Calais auprès de notre équipe, des choses absolument insensées qui auraient pu vraiment tout faire exploser à l’intérieur du Channel. Heureusement que les gens avaient un minimum de confiance en moi.

Calais la Sociale
Qu’est-ce qui a été raconté ?

Francis Peduzzi
Des choses fausses et totalement fallacieuses sur les indemnités, alors que là-dessus, tout le monde est tenu à une confidentialité absolue, confidentialité qui a même été rompue lors du conseil municipal. Sans d’ailleurs ne rien connaître du dossier, pas plus que moi, puisque tout s’est passé entre avocats. Rompre cette confidentialité est puni par le code pénal. À un moment donné, cela risque de ne plus m’amuser.

Donc l’équipe a tenu. Je suis plutôt content de ça. Pour autant, ce n’est pas une situation qui peut s’éterniser et c’est pour ça que depuis septembre 2023, nous avons vraiment tout fait, avec le président du Channel, pour accélérer le mouvement de mon départ. Je n’ai pas essayé de gagner un jour de plus. J’ai tout fait pour que ça aille vite mais ça n’a pas été vite. Ce n’est ni de mon ressort, ni de celui de l’association.

Désormais, enfin, il y a un cadre : la rupture du contrat de travail a été opérée le 24 avril 2024. C’est une autre étape qui commence. D’une certaine manière, elle a d’ailleurs déjà commencé : je reste en retrait des décisions qui concernent la vie du Channel pour la saison prochaine, et en premier lieu la programmation.

« Mon départ n’aura aucun impact sur le budget de la scène nationale »

Calais la Sociale
On parle de quoi d’ailleurs dans votre cas ? D’une démission, d’un licenciement, d’une rupture conventionnelle ?

Francis Peduzzi
Je n’ai pas le droit de dire ces choses-là, C’est pour ça que je reste très vague sur la nature de la rupture liée à mon contrat de travail. Très concrètement, je ne vais plus être salarié, et ça n’est pas une démission, car ce n’est pas l’acte volontaire du directeur du Channel. Ce qui est d’ailleurs totalement stupide dans cette histoire-là, c’est que j’arrive à un âge, dans deux ans, où je n’aurais pu résister à rien. Aujourd’hui, à l’âge que j’ai, on ne peut pas me demander de partir. Enfin, si, on peut me le demander… Et dans ce cas : ou je suis d’accord et c’est une démission, ou je ne suis pas d’accord et alors ce n’est pas une démission. Si cette demande de la Ville était arrivée dans deux ans, je ne pouvais qu’accepter puisque le droit du travail m’aurait obligé à partir avec mes droits à la retraite. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Leur impatience va coûter à quelqu’un.

Là où je suis heureux, c’est que mon départ n’aura aucun impact sur le budget de la scène nationale. Je le redis : le ministère m’a remercié pour mon attitude, celle de n’avoir rien exigé. Je n’ai rien revendiqué pour moi-même.

Ce qui est nouveau, c’est que d’habitude, les gens à qui l’on demande de quitter leur fonction sont en échec. Pour moi, tout le monde sait qu’il n’y a aucun échec, sur quelque plan que ce soit. Le Channel se porte bien, tant du point de vue du public que de sa situation budgétaire. J’en profite pour dire que les pertes liées au non-respect du contrat par la Ville, n’ont pas engendré de déficit pour le Channel. Parce nous avons vraiment tout resserré, adapté notre activité à cet oukase de la Ville. Donc la Ville ne pourra même pas me coller une situation budgétaire difficile pour le Channel puisque en 2023, on a une situation financière excellente. Nous avons été malins. Mais cela ne dure qu’un temps.

Ça ne veut pas dire que l’année 2024 sera facile. Si on arrive à cette situation en 2023, c’est parce que nous avons récupéré de manière exceptionnelle des fonds de productions donnés à des compagnies qui ont accepté de nous les rétrocéder, parce que de toute façon, on n’avait plus les moyens de faire les spectacles. En 2024, il n’y aura pas cet apport exceptionnel.

L’année dernière le Channel a convié son public à deux reprises pour des réunions publiques quant à la situation de la scène nationale.

Calais la Sociale
Je reviens sur une expression que vous aviez dit lors des réunions publiques au Channel autour du 6 mai. Vous aviez déclaré que la trésorerie sera exsangue fin 2023 à cause de ces rétentions de subventions.

Francis Peduzzi
Absolument. Et je le pensais sincèrement au moment où on l’a fait. Mais en même temps qu’on dit ça, on fait tout pour ne pas se retrouver dans cette situation et donc dans le “tout pour ne pas se retrouver dans cette situation ”, on a récupéré quelque 150 000 € de la part des compagnies. Très clairement. Il y avait un gros spectacle du Théâtre de la Licorne. Il y avait un duo gastronomique (Julien Gosselin-Alexandre Gauthier) le Théâtre des Amandiers à Nanterre. C’était quelque chose qui allait marquer l’année du Channel, avec une résonnance nationale extrêmement forte.

On avait provisionné aussi pour les Feux d’hiver et on a pu récupérer cet argent là aussi. Et puis la météo nous a permis de faire des économies sur les fluides. On s’était basé sur notre consommation sur l’année 2022 pour faire le budget de 2023. Rien que pour décembre, on avait prévu 50 000 € qui correspondaient à ce qu’on avait dû dépenser l’année précédente en charge d’électricité, de gaz… Or, quand on a reçu les factures : le total ne s’est élevé qu’à 18 000 €, donc rien que sur un mois, 32 000 € d’économisés. Sur trois mois 90 000 €. Donc tout ça a permis d’absorber complètement l’argent qu’on n’avait pas et d’arriver à l’équilibre. Mais c’était un équilibre conjoncturel, imprévisible au moment de la rencontre publique que vous évoquez. Notre situation budgétaire équilibrée est certes due à une attention extrême et au report de dépenses qui s’imposeront le moment venu, mais également un petit miracle, c’est-à-dire liée à des opportunités que nous avons su saisir et à des éléments, comme la météo ou le prix du gaz, que nous ne maitrisons pas. Miracle tout à fait bienvenu.

« Ce qu’il se passe à Calais est lié à la seule décision du Maire de Calais de créer un état de crise à la Scène nationale »

Calais la Sociale
Pour prendre un peu de recul et faire des rapprochements vis-à-vis de l’actualité locale et nationale : à l’époque de l’annonce du désir de la municipalité de changer la direction de la scène nationale, on avait fait un peu des parallèles avec les scènes de Perpignan ou encore Saint-Etienne.
Est-ce que ce phénomène de coupes économiques arbitraires est quelque chose qui continue actuellement ?

Francis Peduzzi
Il y a une situation générale, effectivement, qui souffle ces vents contraires. À Perpignan, la Ville donne 4 millions à sa scène nationale, à Calais la Ville donne 550 000. C’est là où la Ville s’en tire bien. C’est-à-dire qu’avec ce contexte, elle pourrait faire passer l’idée que ce qui se passe ici à Calais est semblable à plein de situations locales que l’on peut apercevoir à l’échelle nationale. Mais ce qu’il s’est passé pour nous est complètement différent. Ce qu’il se passe à Calais n’est absolument pas lié aux baisses de subventions du ministère de la Culture. Ce qu’il se passe à Calais est lié à la seule décision du maire de Calais de créer un état de crise à la scène nationale. C’est juste ça. Je veux dire que si la Ville avait respecté ses engagements signés, jamais personne n’aurait entendu parler de quoi que ce soit d’autre que son activité concernant la scène nationale de Calais.

Calais la Sociale
À propos du fait de mettre délibérément des structures en état de crise, je prends un exemple récent qui n’a à priori pas de rapport avec ce qu’il s’est passé au Channel : France inter, la semaine dernière, avec la mise à pied de l’humoriste Guillaume Meurice. On est dans une radio où tout va bien, où tout le monde se flatte chaque année de records d’audiences renouvelés, où c’est génial car le service public est plus fort que le privé… Et pourtant c’est une structure où l’on décide publiquement de créer une crise en renvoyant un humoriste pour son humour.

À côté de ça, de manière plus locale, je pense aussi au rassemblement de demain pour le soutien de Greg, militant LFI mis au tribunal pour un slogan prononcé en manif, et pour lequel il risque jusqu’à 15 000 euros d’amende et un an de prison. [L’audience a eu lieu le 7 mai, Greg a finalement été relaxé].
Il y a beaucoup de choses comme ça qui se passent en ce moment, avec des syndicalistes et des élus d’opposition accusés d’apologie du terrorisme, des tentatives de dissolutions d’associations environnementales…

Je me demande si ce que l’on nous sert comme des cas particuliers de la part de différentes instances et institutions ne serait pas au contraire une façon de procéder plus globale, plus systématique ? Est-ce que mettre en crise les structures est une façon d’imposer à la population le fait qu’il ne peut ou ne doit pas y avoir d’alternative au modèle dominant car la classe sociale au pouvoir le refuse ? Ce qui arrive ressemble quand même à une façon d’imposer un ordre à la personne qui envisagerait de vous succéder.

Mener au Channel
une politique culturelle
sans le Channel

Francis Peduzzi
Je pense que ce qui se passe au Channel est le signe de la volonté de mainmise d’une municipalité sur un équipement qui lui échappe. Parce que là où la maire a raison, c’est que j’ai toujours été extrêmement jaloux de notre liberté de décision et de notre autonomie dans ces murs. L’autonomie, c’est ce qui définit la scène nationale. De cette liberté, j’en ai joui jusqu’au bout. Et je continue à en jouir. Jamais nous n’avons laissé intervenir la Ville dans quoi que ce soit, ni sur les contenus – ce qu’elle n’a jamais tenté d’ailleurs – ni dans la façon de gérer cet endroit. Ce qu’elle a voulu faire, en revanche. Donc je pense que derrière tout ça, il y a la volonté pour la Ville de dicter au Channel ses propres attentes. Il y a aussi une volonté, c’est son droit, de bâtir désormais sa politique culturelle sans le Channel. Ou un Channel soumis et diminué, sans force.

D’ailleurs Le Channel ne fait plus trop partie du dispositif culturel de cette ville. Nous avons été écartés, au fil du temps, de nombreux dispositifs. Les moyens sont mis ailleurs. Mais comme c’est quand même difficile de se séparer d’un outil comme celui-là de but en blanc, cette difficulté-là est conjurée par le fait de réduire ses moyens, de l’étouffer petit à petit. Alors peut-être que je vais être démenti par la suite des événements. Je le souhaite. Peut-être qu’une fois que je serai parti ça va être un avenir radieux… Peut-être que la subvention va augmenter, peut-être que l’équipement sera enfin entretenu. On n’en parle jamais, mais depuis quinze ans, la Ville n’a rien entretenu dans cet endroit. C’est pourtant sa propriété. Dès qu’il pleut, il pleut dans tous les bâtiments. Aucun n’est épargné. Il n’y a plus une salle qui échappe à des fuites. Le chapiteau est dans un état pitoyable. Le belvédère est fermé depuis plus de deux ans… Donc peut-être que mon départ va tout résoudre, ce en quoi je me réjouirai. Nous verrons…

Calais la sociale
Ce serait quoi du coup une scène nationale qui se tient sage ?

Francis Peduzzi
Mais moi, je n’ai pas eu l’impression de ne pas me tenir sage. Ma question n’a jamais été d’être sage ou pas sage. J’ai juste été extrêmement jaloux du respect des textes de la République, c’est-à-dire du respect strict et absolu des textes votés par le Parlement, décidés par le ministère de la Culture ou le Conseil des ministres. Du respect du décret des scènes nationales. Du respect de la charte des missions de service public du ministère de la Culture. Ni plus, ni moins. J’ai juste été à cet endroit-là. Je ne me suis pas inventé une faveur spéciale à travers la gestion de cette scène nationale. J’ai toujours été à l’endroit de la République, toujours.

Il y a plein de choses auxquelles j’ai répondu favorablement : quand la Ville nous a demandés d’inaugurer la place d’Armes, nous l’avons fait, et nous avons honoré plein d’autres demandes. Je n’ai jamais eu le moindre problème avec ça. Je n’ai aucun compte personnel à régler avec Natacha Bouchart. Elle a décidé en 2012 ne plus vouloir me rencontrer, c’est sa décision. Elle en a peut-être des problèmes avec moi, mais moi, pas du tout. En revanche, l’interventionnisme à l’intérieur de la gestion même de cet endroit, c’était non. Le non-respect de ses propres engagements, c’était non. Je préfère assumer les conséquences de mes propres choix que de devoir répondre sur des choix qui n’étaient pas les miens. Surtout que je savais qu’on allait à la catastrophe en faisant ce qu’ils nous demandaient (par exemple, le bouleversement de notre politique tarifaire). C’est d’ailleurs amusant de constater que de plus en plus de structures s’inspirent de ce que nous avons, seuls à l’époque, mis en place au Channel. Je le redis : je n’ai fait en sorte que d’être à l’endroit des textes de la République, qui sont extrêmement précis et protecteurs des prérogatives des équipes professionnelles. Ils ont été rédigés dans cette intention.

Politique culturelle
X
Attractivité territoriale

Calais La Sociale
Je reformule ma question dans ce cas : ce serait quoi une scène nationale soucieuse de répondre au désir municipal d’attractivité du territoire ?

Francis Peduzzi
Je ne suis pas là pour répondre à cette injonction d’attractivité du territoire. Je me situe non pas dans le champ d’une politique touristique, mais dans le champ d’une politique d’éducation, d’émancipation. Je sais que, par exemple pour une manifestation comme Feux d’hiver, des gens venaient de Marseille, de Nantes, de tout le territoire national. Des gens venaient de Belgique, de Hollande et même d’Italie. Je sais qu’il y avait “ça”. Mais “ça” [le fait que le public se déplace de loin], c’est un effet induit dont je me félicite. On avait même vu, je me souviens, un article dans la presse japonaise sur ces Feux d’hiver.

C’est très bien, je n’ai pas de difficultés avec ça. Mais mon travail, c’est un travail d’émancipation, d’adresse à toute la population, dans toute la diversité qui la compose. C’est tout le travail invisible qu’on fait avec les établissements scolaires où on essaie de développer l’esprit critique. Tout ça est fragile, ne paraît être que des mots, mais fondamentalement, la question que je me pose ça n’est pas de savoir comment je vais être attractif pour le territoire, mais comment je vais faire en sorte de causer et de dialoguer le plus intelligemment possible avec la population de Calais, et au-delà. Ce n’est pas de me dire : “ah oui, je vais faire tel ou tel spectacle, on va en parler je sais pas où…” Je n’ai jamais mis d’affiche pour les saisons du Channel à la gare de Lille où ailleurs… Mon travail est ici, à Calais, il s’inscrit sur ce territoire, au service de la population et de l’intérêt général. Le reste, que ça vienne ou pas… C’est juste une conséquence heureuse.

À mon arrivée, en 1991, j’avais résumé mon projet par cette formule : avec un territoire, sur un territoire, pour un territoire. Dans le mot territoire, il faut entendre très fort le mot population. Au Channel, les salles sont pleines, et même plus que pleines. Je sais que les gens sont heureux de venir dans ce lieu. Je sais qu’il y a de plus en plus de lecteurs et d’acheteurs à la librairie du Channel. Je sais que les Grandes tables du Channel n’ont jamais eu autant de monde. Je sais tout ça et ça suffit à mon bonheur.

Après, l’attractivité… Il faudrait débattre de ce terme-là, bien l’analyser… C’est une idée qui peut paraître séduisante comme ça et qui évidemment, comme toute idéologie dominante, n’est jamais interrogée ou remise en question, tant elle apparaît naturelle. Pourtant, elle ne l’est pas. Et surtout pas en matière de politique culturelle.

Calais la Sociale
Et puis ça formule une fonction économique à la culture.

Francis Peduzzi
Oui… L’idée de l’attractivité, c’est la compétition des villes les unes contre les autres. Mais quel sens cela peut-il avoir pour le bien des populations, pour l’intérêt général ? Ça n’a aucun intérêt. On se fait juste concurrence. Il doit bien exister des horizons plus passionnants, non ? La coopération, l’éducation, l’art, la culture, par exemple.