En octobre dernier, Gregory Lefebvre, militant insoumis et figure locale des Gilets jaunes, était retenu sept heures en garde à vue pour un slogan visant Gérald Darmanin. Le 7 mai, il sera jugé devant le tribunal de Boulogne-sur-Mer. Il risque une peine de 15.000€ d’amende et 1 an d’emprisonnement.
CHAPITRE 1. LES FAITS
« Darmanin, assassin, t’as du sang sur les mains ! ». Voilà le slogan que la police reproche au militant insoumis et figure locale des Gilets jaunes, Gregory Lefebvre.
Nous sommes samedi 23 septembre, à quelques mètres de l’hôtel de ville de Calais. Gregory Lefebvre — « Greg » pour ses camarades et ami·es — prend le micro devant une centaine de personnes : des manifestant·es rassemblé·es ce jour « pour la justice sociale, contre le racisme et contre les violences policières », répondant à l’appel lancé nationalement par 140 organisations politiques, syndicales et associatives.
Dans une vidéo que nous avons réalisée sur la mobilisation, on le voit affublé d’un gilet de haute visibilité dénoncer la « violence sociale » de la casse du code du travail et du service public, la « répression sanglante » du mouvement des gilets jaune, des soignants et des lycéens, « de tous ceux qui ont osé moufter contre [la] politique infâme » d’Emmanuel Macron. Il pointe également du doigt la stigmatisation des musulmans en France, mais aussi le harcèlement policier à l’encontre des personnes exilées dans le pays, et notamment à Calais. À son bras, il arbore un brassard de la NUPES sur lequel on peut lire « nos amours dépassent les frontières ». Il s’insurge contre les politiques du gouvernement, qu’il accuse d’alimenter le racisme et la xénophobie afin de se servir du Rassemblement National (RN) comme d’un épouvantail pour mieux se faire élire.
À aucun moment cependant, on ne le voit scander le slogan incriminé. À la place, on l’entend dire : « Nos dirigeants malveillants ont assurément du sang sur les mains. Il y a quelques semaines, six personnes se sont noyées entre Calais et Douvres. Même cachés derrière leur fausse indignation médiatique, Macron, Darmanin, Bouchart et d’autres, qui passent leur temps à stigmatiser les immigrés, ont en réalité tous une part de responsabilité dans cette tragédie. Ces pauvres gens qui sont morts noyés ont cherché à fuir au plus vite les persécutions [subies ici]. De la même façon, les dirigeants européens sont responsables des près de 30.000 morts en Méditerranée ».
Un constat partagé par de nombreux citoyen·es, militant·es ou non, à travers le pays. Mais qu’il n’est visiblement pas permis d’énoncer à Calais : peu après sa prise de parole, lors de la manifestation, un membre des renseignements généraux (RG) fait passer un message à Greg par personne interposée. « On m’a dit d’arrêter de critiquer Darmanin, sinon on déclencherait l’article 40 contre moi », explique-t-il. « On me reprochait notamment d’avoir prononcé au micro “Darmanin, assassin, t’as du sang sur les mains” ». Un slogan que Gregory Lefebvre nie avoir utilisé. L’article 40 du code de procédure pénale dont il est ici question impose aux officiers et aux fonctionnaires de signaler les crimes ou délits dont ils ont connaissance. C’est donc de poursuites dont cet agent des RG menace Greg ce jour-là.
Outré par cette tentative d’intimidation, il prend de nouveau le micro. « J’ai dit : ”Ils veulent me faire taire ? Ils n’y arriveront pas. Et j’ai expliqué devant l’assemblée que je connaissais mes droits, notamment celui de manifester et de critiquer l’action du gouvernement ». En signe de protestation et de solidarité, toute la foule reprend en chœur le slogan à charge. À Calais, la formule est couramment utilisée au moins depuis novembre 2021, lorsque plusieurs ministres, français et européens, s’étaient rendus sur place suite au naufrage qui avait coûté la vie à 31 personnes.
CHAPITRE 2. LA GARDE À VUE
L’histoire aurait pu en rester là. Mais quelques jours après la manifestation, Greg reçoit un appel de sa femme qui lui annonce que des membres de la brigade anti-criminalité (BAC) sont passés, armés, au domicile familial et qu’ils le cherchaient, sans vouloir lui expliquer pourquoi. Le hasard voulait que Greg prenne part, à ce moment-là, à une commémoration publique, au lendemain d’un nouveau décès à la frontière.
Une semaine après cette visite, il reçoit un appel de la police l’accusant de n’avoir pas répondu à une convocation, qu’il affirme pour sa part ne jamais avoir reçue. Un rendez-vous est alors fixé au commissariat, pour le vendredi 6 octobre au matin, toujours sans motif. Signe d’un manque criant d’organisation, deux voitures de la BAC se rendent néanmoins, quelques heures plus tard à son domicile, dans le but affiché de l’appréhender. Greg est alors au travail. « Pourquoi sont-ils venus alors que j’avais un rendez-vous ? » s’interroge-t-il. « Avec deux équipes cette fois, dont un policier stationné à l’arrière du bâtiment, comme si j’étais un fugitif ! Tout se sait dans le quartier, ils n’avaient pas besoin de faire tout ce cinéma. »
Greg se rend au commissariat vendredi, comme convenu. On l’y informe alors qu’il est placé en garde à vue pour outrage envers Gérald Darmanin. S’il se défend d’avoir insulté qui que ce soit, il s’indigne : « une insulte envers Darmanin, ça justifie une garde à vue ? ».
Ce n’est pas la première fois que des militant·es sont poursuivis pour outrage ces dernières années pour des propos tenus en ligne ou lors de manifestations. Dans un article publié en juillet par le média Basta!, Thomas Hochmann, professeur en droit à l’Université de Nanterre, revient sur la distinction entre outrage et critique politique. Il explique qu’il s’agit de savoir si les propos incriminés sont une critique politique, qui s’inscrit donc dans le cadre d’un débat d’intérêt général, ou s’ils sont une insulte gratuite.
« Le slogan qu’on me reproche, précise Greg, a été entonné par la foule dès le début de la manifestation. Moi, j’ai chanté un autre chose : “À bas l’État policier”. Et j’ai dit que Darmanin avait du sang sur les mains, ça je l’assume : pour moi, il a le sang des victimes mortes en mer, celui des Gilets jaunes mutilés et des militants de Sainte-Soline sur les mains. Ça c’est une critique politique. »
Greg restera sept heures au commissariat. Les policiers prennent ses empreintes, photographient sa tête, ses yeux, lui posent des questions relatives à son salaire et à ses dépenses. « Ils voulaient savoir, je crois, si j’étais solvable », dit-il. « J’encoure pour ce soi-disant outrage jusqu’à 12.000€ d’amende. Ils voulaient savoir quoi, que j’ai un boulot précaire ? 12.000€, pour moi, c’est un an de salaire. […] Ils m’ont dit : “c’est pas nous, c’est la justice”. C’est sûr, eux ce sont de blanches colombes, mais qui font quand même le sale boulot ! Je leur ai répondu : “Moi je combats les injustices, vous, vous les perpétuez” ».
« C’était une expérience bizarre », poursuit-il. « Je pense qu’ils ont voulu me faire craquer, pour avoir quelque chose contre moi. Mais je n’ai pas perdu mon calme, j’ai même fait de la relaxation en cellule », raconte-t-il en riant. « En réalité ce n’est pas judiciaire, c’est politique. Déployer autant de moyens pour ça ? C’est de l’argent public en plus. C’est de la folie ! »
Mentionnant une intervention de Darmanin à l’Assemblée Nationale, en mai 2023, il dénonce une asymétrie de traitement. « On me reproche d’avoir traité Darmanin d’assassin. Lui a accusé un chauffard qui a mortellement fauché des policiers d’être un assassin. Cette personne était aussi décédée lors de la collision. Or pour être un assassin, il faut qu’il y ait un élément intentionnel. Il avait des preuves, lui ? C’est aussi ce “deux poids, deux mesures” qu’il faut souligner ».
Lors de cette garde à vue, Greg a refusé l’avocat commis d’office. Il a demandé à voir une avocate choisie par lui. Les policiers lui auraient dit n’avoir pas réussi à la joindre. « Résultat, je suis resté sept heures sans avocat. »
Cela fait longtemps que Greg se sentait dans le viseur de la police. « Déjà lors de l’occupation d’un immeuble abandonné au Fort-Nieulay, l’an dernier [nda : par des militants qui demandaient la fin du harcèlement policier envers les personnes exilées à Calais, et un accueil digne], ils avaient trouvé à redire en me voyant sur les lieux… alors que j’habite le quartier ! Un commissaire m’avait dit : “on va vous avoir !”. »
« Maintenant, je suis dans l’attente d’une éventuelle poursuite. S’ils le font, c’est qu’ils veulent vraiment me dézinguer. S’ils s’arrêtent là, c’est la preuve qu’ils se servent de ce genre de manœuvres pour effectuer des coups de pression. Dans un cas comme dans un autre, c’est extrêmement préoccupant. »
CHAPITRE 3. Le jugement (Partie 1)
Finalement, sept mois après sa garde à vue au commissariat de Calais, Grégory sera jugé. « Quelques semaines plus tard, j’ai été convoqué au commissariat pour une “procédure RPC” afin que je reconnaisse ma culpabilité et qu’on m’inflige une amende de seulement 1.500€. J’ai refusé de signer. […]. Je risque une peine de 15.000€ d’amendes et 1 an de prison pour « outrage envers monsieur le ministre Darmanin »(article 433-5 du code pénal). », écrit-il dans un texte joint à une pétition pour réclamer sa relaxe lors du jugement qui doit avoir lieu le 7 mai.
« Je suis un citoyen ordinaire, avec un salaire inférieur au SMIC, poursuit Grégory. Je n’ai déjà pas les moyens de payer pour un avocat. Ce serait donc une sanction totalement disproportionnée qui mettrait ma famille dans une situation encore plus précaire. Plus d’un an de mon salaire ! Tout ça pour me faire taire ! » Pour faire face, Grégory a lancé une cagnotte pour l’aider à payer ses frais d’avocat « qui s’élèvent pour le moment à 2000€ ».
« En s’attaquant à un manifestant, c’est tous ceux qui se mobilisent et qui manifestent qui sont attaqués. », a réagi le député Ugo Bernalicis (LFI) dans un communiqué. Ce dernier appelle à participer à un rassemblement devant le tribunal de Boulogne-sur-Mer (place de la Résistance), le 7 mai à midi. « Avec les interdictions de manifestations et de conférences, les convocations et les sanctions de militants, d’élus et de syndicalistes pour délit d’opinion, le gouvernement veut bâillonner les oppositions ! », complète le député.
« Pour vivre libre, il est important que nous défendions tous ensemble notre droit à exprimer nos opinions sans craindre des représailles excessives. Réclamons ensemble que ces charges soient abandonnées, que je sois relaxé afin que je puisse retrouver ma vie normale ! », conclut Grégory dans son texte.
La suite sera à lire sur notre site après le 7 mai.
Pour signer la pétition : cliquez ici.
Pour accéder à la cagnotte : cliquez ici.
Un rassemblement de soutien à Grégory aura lieu le mardi 7 mai à 12 heures devant le tribunal de Boulogne-sur-Mer (place de la Résistance).
Chapitres 1 et 2 : Julia Druelle
Chapitre 3 : Valentin De Poorter