Synthexim : le Calaisis au bord de la catastrophe industrielle

Depuis sa fermeture au mois de juin dernier, l’usine chimique Synthexim – classée Seveso seuil haut – est restée telle quelle, avec une quantité phénoménale de produits chimiques laissés sur place par le groupe Axyntis. Après deux incidents cet été, la préfecture organisait une réunion publique le 6 septembre. Bien loin de rassurer la population, les services de l’État ont décrit une situation désastreuse et ont préparé les esprits à un grave accident industriel.

« La situation qui est laissée par l’exploitant n’est pas conforme à ce qu’elle aurait dû être. Et de loin. » annonce d’entrée une intervenante des services de l’État lors de la réunion publique du 6 septembre. Arnaud Depuydt, représentant de la DREAL (Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement) décrit de son côté « un industriel qui a totalement failli à ses obligations ». Tout au long de la réunion, les intervenants ne retiennent pas leurs coups contre celui qui est désigné responsable de la situation : le groupe Axyntis et son PDG, David Simonnet.

« Je sais, ce n’est pas très rassurant, mais voilà, c’est la réalité »

Immédiatement, le bilan de la préfecture en matière de surveillance et de sanctions est vanté par ses propres services, l’opération de communication se met en place. « Pas moins de 45 visites de contrôle ont été organisées depuis 2020. Pas moins de 24 arrêtés préfectoraux de sanctions ont été émis. Ce site, le site de Synthexim, a fait l’objet d’une mesure de suspension d’activité totale pour le contraindre à s’exécuter dans les mesures que nous lui imposions ». Il faut dire que la préfecture a tout intérêt à assurer ses arrières tant l’état du site industriel est grave.

La veille de la réunion, France 2 consacre un reportage de trois minutes à ce sujet dans son journal de 20 heures. « Il y a un problème de protection de tous ces solvants inflammables parce qu’ils ne sont pas dans des conteneurs hermétiques. C’est presque inouï qu’il n’y ait rien eu de grave sur ce site » explique un ex-salarié au micro de la chaîne publique.

Une situation préoccupante que les services de l’État ne minimisent pas, devant des riverains interloqués. « Il reste beaucoup de produits et de déchets stockés dans différents contenants, dans des bidons, qu’on appelle des GRV » explique Arnaud Depuydt qui décrit le « risque toxique » comme le risque le plus important. Ce qui est à craindre, selon le représentant de la DREAL : « la présence de produits toxiques dans l’environnement » et « en cas d’incendie, des fumées qui pourraient venir impacter l’environnement direct, en sachant qu’il est compliqué de déterminer à l’avance quelle pourrait être la toxicité de ces fumées ». « Alors je sais, ce n’est pas très rassurant, mais voilà, c’est la réalité » souffle-t-il péniblement.

Mais comment se fait-il qu’il y ait autant de produits chimiques entreposés dans cette usine, et en particulier des déchets ? Un ex-salarié, qui souhaite rester anonyme, nous explique : « Avant, on avait notre propre incinérateur à l’usine, on pouvait traiter nous-mêmes les déchets qu’on produisait ». Il poursuit : « On traitait même les déchets d’autres sites industriels, c’était très rentable ». Problème : l’incinérateur a été mis à l’arrêt en 2020 et l’usine a perdu son autonomie dans la gestion de ses déchets. Arnaud Depuydt, qui s’est lancé dans un récit, conclut : « Et c’est donc à partir de cette période que les choses vont commencer à se compliquer, avec une accumulation des déchets dans des conditions non-acceptables ».

« La maintenance de l’incinérateur n’a jamais été assurée »

Devant une commission d’enquête du Sénat, le PDG du groupe, David Simonnet, s’expliquait en mai dernier sur l’arrêt définitif de l’incinérateur : « Un concurrent belge s’est implanté à Dunkerque avec un incinérateur deux fois plus important » a-t-il justifié. L’ouvrier que nous interrogeons rétorque : « Dès l’arrivée du groupe Axyntis en 2013, la maintenance de l’incinérateur n’a plus été assurée comme elle aurait dû l’être, les petits problèmes sont devenus plus gros et l’outil a fini par tomber définitivement en panne ». Depuis l’arrêt de l’incinérateur en 2020, « certains déchets étaient évacués, mais pas tous » constate l’ouvrier de production qui a vu les cuves de produits chimiques s’accumuler partout dans l’usine.

Quelle est aujourd’hui l’état du site industriel ? Selon les ex-salariés interrogés par France 2, plus de 3000 cuves de mille litres contenant des produits chimiques et des déchets toxiques traînent un peu partout dans l’usine, certaines sont percées voire éventrées. Parmi les produits stockés : du chlorure de thionyle et du cyanure de sodium. Selon nos informations, certaines cuves contiennent aussi des solvants comme le méthanol, l’acétone ou le toluène. Des produits inflammables extrêmement dangereux en cas de départ de feu. La liste des produits identifiés dans l’usine n’a pas encore été rendue publique, ni par les mandataires judiciaires, ni par les services de l’État. « On est aujourd’hui en train d’inventorier. Une fois que l’inventaire sera fait, il sera mis à disposition, il sera porté à votre connaissance » indique l’intervenante des services de l’État.

« Le jour où ils vont vouloir déplacer les cuves, elles vont craquer »

La situation est rendue encore plus complexe par la présence de produits chimiques non-identifiés. « Avec le temps, les étiquettes de certaines cuves se sont décollées, on ne sait même pas ce qu’il y a dedans ! » balance l’ex-salarié. Une information confirmée par les services de l’État lors de la réunion du 6 septembre et qui complique encore l’évacuation et le traitement des déchets. Énième problème : la durée de vie des cuves en plastique. En effet, ce type de cuve ne peut généralement pas être utilisé pendant plus de cinq ans s’il contient des matières dangereuses. « Le jour où ils vont vouloir déplacer les cuves, elles vont craquer, et c’est déjà le cas pour certaines » prévient l’ex-ouvrier. Selon La Voix du Nord, l’incident du 17 août est d’ailleurs lié à la fuite d’un produit qui « s’est échappé de son contenant car celui-ci était endommagé ».

Seul point rassurant : l’intervention de l’ADEME, une agence de l’État spécialisée dans ce type de situation. Son rôle ? « Préparer tout un travail de recensement, de préparation de chantier, de définition des prestataires, de séquençage » explique Arnaud Depuydt. « C’est très inhabituel de la faire intervenir aussi tôt » commente l’intervenante des services de l’État qui veut convaincre son auditoire que le site industriel est entre de bonnes mains.

En attendant que le boulot soit fait, les risques d’accidents liés à cette accumulation de produits chimiques sont immenses, d’autant plus pour une usine située en pleine ville. Lors de l’incendie de l’usine Lubrizol de Rouen en septembre 2019, l’accumulation de produits entreposés avait d’ailleurs contribué à la propagation et à l’aggravation de l’incendie : 5000 tonnes de produits chimiques avaient brulé, selon le directeur de la DREAL de Normandie, cité par un rapport d’information parlementaire. La catastrophe avait conduit à des évolutions réglementaires, visant notamment la limitation du stockage de liquides inflammables et combustibles sur les sites industriels. Sur ce sujet, la préfecture du Pas-de-Calais a averti et mis en demeure les dirigeants de l’usine Synthexim dès 2019, sans que ces injonctions ne soient suivis d’effets réels, et ce jusqu’à la liquidation judiciaire. Niveau efficacité des services de l’État, on a vu mieux.

Produire jusqu’au bout plutôt que nettoyer et mettre en sécurité

Y a-t-il eu une mise en sécurité du site avant sa fermeture ? Si l’état du site industriel semble s’être dégradé avec les années, les dernières semaines d’activité de l’usine Synthexim posent question. En effet, la liquidation judiciaire a été prononcée le 3 mai 2023, mais au terme de négociations entre la direction du groupe et les représentants des salariés, un accord est trouvé pour maintenir l’activité du site pendant un mois pour terminer les produits en production et honorer les commandes en cours. Pendant cet ultime mois d’activité, il n’est donc pas question de nettoyage, mais de production.

L’ex-salarié que nous interrogeons explique : « On a produit jusqu’à la fin. Une fois que les produits ont été terminés, les machines ont été rincées et inertées. Mais elles n’ont pas été nettoyées en profondeur comme elles auraient dû l’être. » L’ex-salarié interrogé dans le reportage de France 2 abonde dans ce sens : « Normalement il y a une procédure, les appareils auraient dû être lavés avec du solvant, et ensuite dégazés : on porte à ébullition pour nettoyer la verrerie et les tuyaux. Rien de cela n’a été fait. »  a-t-il révélé. Le groupe Axyntis est-il ainsi responsable de négligences dans la mise en sécurité du site ? Pour les services de l’État, contraints d’engager des « moyens exceptionnels pour suppléer la carence de l’exploitant », la réponse semble claire.

Une action en justice contre le groupe Axyntis ?

Pour autant, quand la question est posée aux représentants de l’État d’une éventuelle action en justice contre le groupe Axyntis et son PDG – pour le contraindre, a minima, de payer la mise en sécurité voire la dépollution du site –, ceux-ci bottent en touche, se contentant d’expliquer que le procureur de la République a toutes les informations à sa disposition pour ouvrir, s’il le souhaite, une enquête judiciaire. Une curieuse passivité – de façade, espérons-le – pour les services de l’État qui ont pourtant passé près de trois heures à rendre compte de la défaillance du groupe Axyntis. Un groupe qui a laissé, dit encore le représentant de la DREAL, un site « dans un état totalement non-conforme à la réglementation ».

Pourtant, la loi prévoit bien que le représentant de l’État dans le département – c’est-à-dire le préfet – puisse saisir le tribunal pour « mettre à la charge de la société mère tout ou partie du financement des mesures de réhabilitation du ou des sites en fin d’activité. » d’après le cabinet d’administrateur judiciaire AJ Up. Seule condition : « faire établir l’existence d’une faute caractérisée commise par la société mère ». Une tâche qui ne semble pas insurmontable compte tenu de l’état désastreux dans lequel a été laissé l’usine Synthexim au lendemain de sa liquidation judiciaire.

Sur la question d’éventuelles poursuites judiciaires, ça flotte aussi du côté du mandataire judiciaire, me Pierre-François Rouhiet : « Aujourd’hui, on a besoin du groupe […] pour nous accompagner sur un certains nombre de choses pour la mise en sécurité du site » explique-t-il. « Après se posera effectivement la question de la responsabilité du groupe dans cette situation. […]. Ces questions-là vont nécessairement prendre des années. Aujourd’hui, on n’est pas dans ce temps-là » balaie-t-il.

C’est le journaliste du journal Nord Littoral, Édouard Odièvre, dans son article paru au lendemain de la réunion publique, qui trouve les mots justes pour décrire cette situation déroutante : « Persiste alors ce sentiment d’un État à la fois lucide et impuissant, face à un industriel certain de son impunité… ».

Les riverains la boule au ventre, l’État le boulet au pied

Lors de la réunion publique du 6 septembre, les services de l’État ont soigné leur communication, proposant aux riverains le ton de la franchise – avaient-il le choix, dépassés par les incidents et la médiatisation ? Après la catastrophe de Lubrizol à Rouen, la communication confuse de l’État avait conduit à une importante fracture avec la population. Cette fois-ci, l’État s’applique et ne veut surtout pas donner l’impression de cacher quoi que ce soit, quitte à admettre son ignorance. Si toutes les questions n’ont pas reçu de réponse lors de cette première réunion publique, si la transparence promise par la préfecture n’est pas absolue, aucun riverain n’est reparti sans savoir qu’il est désormais le voisin d’un site industriel quasiment hors de contrôle.

C’est ainsi que l’État, qui n’a rien à promettre et doit se contenter de « peut-être », n’a plus qu’a rassurer sa population en la préparant au pire. « On aura un petit film [ci-dessous] qui vous présentera les mesures à mettre en place en cas de risque, parce qu’on ne se trompe pas, c’est bien pour cela qu’on est là aujourd’hui. » avaient annoncé les services de l’État en début de réunion. 

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La priorité est évidemment à la mise en sécurité du site et de tout ce qui l’entoure, le temps viendra néanmoins où les questions devront se poser : l’État a-t-il fait suffisamment ? L’État avait-il seulement les moyens de faire mieux face à un industriel insolent qui ne répond pas à ses mises en demeure ? Car c’est bien la question qui doit se poser, celle de l’impuissance d’un État qui dit veiller, mais qui se fait lamentablement balader. Après Lubrizol, la règlementation avait évolué rapidement. Espérons qu’il n’y ait pas besoin, cette fois-ci, qu’un nuage toxique survole Calais pour voir l’État, ses représentants, ses élus et ses citoyens se mobiliser, chacun avec leurs moyens, pour changer les règles d’un jeu qui a trop duré.

Valentin De Poorter