Depuis septembre et la grève des raffineurs, on accompagne à Calais La Sociale les unions syndicales, dont les bureaux sont regroupés à l’étage de la bourse du travail, place Crèvecœur. La Bourse du travail, c’est ce bâtiment élancé de briques brunes, de baies et grilles bleues comme le ciel qu’on voudrait mais qu’on n’a pas souvent. C’est une architecture qui entoure une fresque monumentale célébrant la paix et le travail. Ca pose la longue histoire, la bataille sociale, le monument d’une lutte monumentale. De manière plus personnelle, ça m’avait fait quelque chose d’entrer dedans la première fois. C’était pour assister à une assemblée générale interprofessionnelle tandis j’étais jeune téléconseiller à Armatis. C’était à l’époque déjà et encore pour une grève, celle pour une autre réforme des retraites, celle qui, sous couvert de sagesse économique reportait en 2010 l’âge de départ de 60 à 62 ans.
Tous les samedis, la bourse du travail abrite en son rez-de-chaussée la halle alimentaire du marché couvert. C’est là où bat encore ce qui pourrait être le cœur populaire de la ville, là où aller pour se rendre compte un peu de ce que pouvait être Calais avant d’être ce qu’elle est en train de devenir. Il y a aussi dans l’enceinte, planqué quelque part, un superbe théâtre à plein de places, renfermant une fresque à la gloire des travailleurs et des travailleuses. Mais personne n’a le droit d’y aller car accessible moins d’une journée annuelle du patrimoine sur deux. Un jour cela sera rénové par la ville, il parait.
Ce bâtiment, conçu dans ses moindres recoins pour les travailleurs, imaginé à leur image – solides, orgueilleux et aujourd’hui abandonnés – fut dessiné par le génial architecte Roger Poyé dont la postérité suit ironiquement la même trajectoire de mépris et d’oubli que celle des ouvriers et ouvrières qu’il a mis à l’honneur tout au long de sa carrière. Alors qu’elle se voit labellisée Ville d’Art et d’Histoire en 2019 par le ministère de la culture, la municipalité, toute prise dans ses rêveries calaiforniennes, fait tomber dans la foulée la dernière maison d’un ensemble de lotissements dessinés par Poyé et bâtis rue des soupirants lors de la reconstruction d’après guerre.
Véritable mémoire sociale collective de la ville, beaucoup de syndicalistes s’accordent à dire que la manifestation du 31 janvier fut la plus massive des trente dernières années, manifestation nationale LU mise à part. Certain·es voyaient ainsi un beau symbole dans le fait de faire défiler le cortège sous les fenêtres de la bourse du travail.
En levant la tête pour regarder la bâtisse, on a pu néanmoins s’apercevoir d’un sinistre détail. Outre le fait que la façade du bâtiment mérite un sérieux coup de compassion, on pouvait voir, sur les vitres du premier étage – celles des bureaux de l’intersyndicale – cinq croix gammées jaunes et orange fluo, commises à la bombe aérosol. Cinq croix fébriles, maladroitement tracées, comme si leur auteur était incertain de la façon de les exécuter au moment même où il les dessinait. Cinq croix consternantes, moins là pour faire peur que pour contrarier une belle messe sociale par tant de médiocre débilité.
Après l’heureuse manifestation, le soir on en discute un peu. N’empêche que ça marche encore et toujours ces satanées croix gammées. On en discute et j’explique surtout que de mon côté je ne comprends pas le rapport entre la manifestation, les retraites, le syndicalisme et ces symboles nostalgique d’un maître führer. Je ne pige pas le message que ces gens veulent faire passer avec ce mauvais gribouillage. Reprendre la terrible liste des 76 000 tué·es d’être juif pendant l’Occupation ? À la Bourse du travail, les Eric, les Carole, les Olivier, Patrick et Florence ne se réunissent pourtant pas autour de la table pour commenter les entrelignes de la Torah. Je crois là que c’est leur statut de syndicaliste qui est pris pour cible. On oublie souvent que le nazisme n’est pas qu’un régime qui repose sur son antisémitisme (on compte 436 actes antisémites en France, en 2022). C’est aussi une vision économique et sociale à soumettre le monde. On contacte Jean-Philippe l’élu municipal LFI pour savoir ce qu’il en pense :
Le symbole est fort, le geste est déterminé. On n’escalade pas dangereusement un bâtiment public en plein centre-ville sans une intention forte de marquer les esprits. Difficile également de ne pas y voir un lien avec les mobilisations sociales contre la réforme des retraites, puisque la bourse du travail est le siège des principaux syndicats. D’autant que l’extrême droite, passée et présente, a toujours montrée une défiance particulière envers toute forme d’expression démocratique. Marine Le Pen, dans une opposition de façade, s’est clairement exprimée contre les manifestations, sans même parler de l’absence quasi totale des élus RN à l’assemblée pendant l’examen du projet de loi. Je soutien la ville dans son dépôt de plainte et sa volonté de trouver les coupables.
Jean-Philippe LAnnoy élu municipal de Calais (Nupes-LFI)
Et puis on se demande quel visage pouvait bien avoir la CGT à ce moment nazi que certain·es en ville souhaitent voir revenir. Comment c’était d’être syndiqué·e et de défendre la dignité des travailleurs il y a quatre-vingt ans.
On trouve un article en accès libre sur le site du Cairn et on se rend compte en découvrant les détails de l’époque ce que ces cinq croix mal gammées souhaitaient peut-être nous dire :
« Pour rendre compréhensible ce processus répressif et ses conséquences, il faut donc revenir au délitement du Front populaire. En effet, à l’automne 1938, […] les victoires de 1936 ne sont plus que de lointains souvenirs. La « pause » décidée par Daladier et l’inflation ont rogné en grande partie les augmentations salariales consenties par l’accord Matignon ».
« [1938,] Édouard Daladier décide de supprimer l’une des mesures les plus emblématiques du Front populaire : la semaine de quarante heures. La grève générale du 30 novembre déclenchée par la CGT se solde par le licenciement de plus de huit cent mille ouvriers. Sur le plan judiciaire, 1731 procédures sont engagées pour entrave à la liberté du travail et 806 peines de prison ferme sont requises dont une centaine à plus de deux mois d’emprisonnement. La répression conjointement menée par le gouvernement et le patronat décapite ainsi littéralement le mouvement syndical. On assiste à une véritable « Saint-Barthélemy des militants». »
« Avec l’entrée en guerre, les conquêtes de 1936 volent en éclats. La durée maximale du travail hebdomadaire est portée à soixante heures et à onze celle de la journée. Les congés payés sont supprimés, de même que le droit de grève. »Extraits de « LA CGT ET LA RÉPRESSION ANTISYNDICALE (AOÛT 1939-DÉCEMBRE 1940) Entre légalisme et apprentissage de la clandestinité » Morgan Poggioli Presses de Sciences Po | « Vingtième Siècle. Revue d’histoire »
« Le 19 mars, le ministre de l’Intérieur dresse le bilan du premier trimestre 1940 : 2 718 élus [communistes] déchus de leurs mandats, 3 400 arrestations et 11 000 perquisitions, 1500 condamnations, 700 fonctionnaires épurés, 555 suspects envoyés en centre de surveillance, une centaine de conseillers prud’homaux déchus de leurs fonctions. «
Puis les syndicats sous prétexte de chasse aux communistes et d’union derrière les drapeaux du Maréchal Pétain furent dissouts, réduits à l’absolue clandestinité. Pour les patrons et l’Etat, il s’agissait ainsi déjà d’imposer aux travailleurs du pays l’idée qu’aucune alternative à la stricte obéissance n’était possible. Il s’agissait de produire ou mourir, de produire et puis mourir. Ô les beaux jours !
Prochaine manifestation le 7 février.
Pierre MUYS