La soumission par électrocution : de la gégène coloniale au taser municipal

La ville de Calais équipe sa police municipale de nouveaux tasers, poursuivant ainsi une politique de sécurisation toujours plus répressive. Présentée comme une simple mesure de maintien de l’ordre, cette décision s’inscrit pourtant dans une longue histoire : celle de l’électrocution comme technique de domination. De la gégène utilisée pendant la guerre d’Algérie au taser employé aujourd’hui contre les classes populaires et les indésirables, la douleur électrique est une vieille méthode, redoutablement efficace et surtout discrète, pour faire plier les corps récalcitrants.


De la garde champêtre au policier municipal armé : un glissement sécuritaire

Lors du conseil municipal du 4 février dernier, la maire de Calais, Natacha Bouchart, a ironisé sur la vision de la police municipale défendue par l’opposition : « On n’est pas dans le monde des Bisounours, il ne s’agit pas des gardes champêtres non plus. » Pourtant, son commentaire involontairement éclairant rappelle que la police municipale n’a pas toujours eu ce visage.

À l’origine, les polices municipales étaient chargées de missions de proximité : surveillance de la voie publique, application des arrêtés municipaux, médiation et prévention. Placées sous l’autorité directe du maire, elles sont par nature éclatées – autant de polices municipales que de communes – et longtemps, elles n’ont eu qu’un rôle complémentaire à la police d’État. L’armement des agents municipaux n’a rien d’une évidence : prévu par la loi de 1986, il restait marginal jusqu’aux années 2000.

L’article 5 de cette loi stipule que l’armement des policiers municipaux doit être encadré par des règlements municipaux, eux-mêmes soumis à une réglementation nationale. Le décret n° 145 de 1987 précise ces règles, et pendant des décennies, les maires ont largement hésité à équiper leurs agents. En 1997, seulement 37 % des policiers municipaux étaient équipés d’une arme de catégorie D (bâton télescopique, lacrymogène). En 2019, ils étaient 78 %. Quant aux armes à feu, leur diffusion est plus tardive encore : la même année, 13 692 agents, soit 57 % des effectifs, portaient une arme de poing.

Cette évolution montre une montée en puissance progressive de la police municipale comme force armée, au point qu’elle tend aujourd’hui à imiter la police nationale. L’armement massif de ces agents locaux modifie profondément leur rôle : la médiation et la prévention laissent place à des logiques d’intimidation et de contrôle renforcé.

L’électrocution comme outil de répression : une histoire française

L’usage de l’électricité comme instrument de soumission ne date pas d’hier. Pendant la guerre d’Algérie, la torture à la gégène était systématique. Ce petit générateur de téléphone, détourné pour infliger des décharges électriques aux prisonniers, brisait les résistances, arrachait des aveux et écrasait toute velléité de révolte. Son efficacité tenait à sa brutalité autant qu’à son invisibilité : la douleur était insoutenable, mais les traces, quasi inexistantes.

Aujourd’hui, la gégène a disparu, mais le principe demeure. Le taser, arme soi-disant non létale, est présenté comme un outil moderne et maîtrisé. Pourtant, dans bien des cas, il remplit la même fonction : faire taire, punir, terroriser. Les personnes tasées décrivent une douleur fulgurante, une paralysie instantanée, une peur viscérale de la prochaine décharge. Comme autrefois, l’électricité soumet sans laisser de marques trop visibles.

Et contrairement à ce que prétendent ses défenseurs, le taser n’est pas sans danger. Lors du conseil municipal du 4 février dernier, l’élu d’opposition Jean-Philippe Lannoy (LFI) a rappelé que, selon l’agence Reuters, « en 35 ans, plus de 1000 décès » ont été recensés aux États-Unis suite à l’utilisation de cette arme. Une létalité qui contredit l’argument avancé par Philippe Mignonnet, adjoint à la sécurité, pour justifier l’équipement des policiers : « Moi, que ce soit police municipale ou police nationale, pour moi, c’est police et pouvoir équiper les agents d’armes, c’est avant tout pour les protéger eux. », «Ce ne sont pas des gardes champêtres » dira même Natacha , maire de Calais, pour légitimer le port de la machine à électrocuter.  

Si le taser permet peut-être aux policiers de « rentrer chez eux le soir », il n’en va pas toujours de même pour les personnes interpellées. Une décharge sur un cœur fragile, un usage prolongé ou répété, et la soi-disant arme non létale devient durablement traumatisante sinon mortelle. Mais ce n’est pas le sujet de l’élu à la sécurité.

De la probabilité de la violence comme outil de dissuasion

Toujours lors du conseil municipal, l’adjoint à la sécurité Philippe Mignonnet a justifié l’équipement en tasers par la nécessité de lutter contre « les incivilités qui vont de la déjection canine au vélo sur le trottoir » et d’assurer « la protection des agents ». Le message est clair : ce n’est pas seulement un outil contre une menace grave, mais un instrument pour imposer l’ordre au quotidien.

Les nouveaux effectifs de police municipale, armés de tasers, patrouilleront « sur les boulevards, dans les quartiers », selon les mots de l’élu, et interviendront donc potentiellement sur tout ce qui est considéré comme une nuisance par les autorités. Or, l’expérience montre que ce type d’équipement est d’abord utilisé contre celles et ceux qui ont le moins de marge de manœuvre face à la police : les jeunes des quartiers populaires, les habitant·es précaires, les exilé·es.

Sans même avoir à s’en servir – aucun agent municipal n’a jamais eu besoin d’utiliser son taser à Calais d’après Philippe Mignonnet – le taser est néanmoins devenu le moyen d’imposer l’obéissance immédiate. L’électrochoc pourrait bien s’inviter dans les interventions quotidiennes : un refus d’obtempérer, une altercation verbale, et l’argument électrique devient une solution rapide pour mettre un terme à la situation. Discipliner et rappeler autant que possible qui dans notre ville détient le pouvoir.

On électrise les Calaisien·nes, pas les chiens

Ce choix en dit long sur la hiérarchie des vies dans la gestion de l’ordre. Lorsqu’on parle de dressage, l’électrocution des chiens fait scandale : le collier électrique est dénoncé comme un outil barbare, indigne d’un animal domestique. C’est une question de morale. Pourtant, lorsqu’il s’agit des habitant·es de Calais, l’électrocution devient une mesure de sécurité légitime.

Il est devenu plus acceptable d’infliger la douleur électrique à un être humain qu’à un chien. Plus simple d’électrocuter que d’écouter aussi. Plutôt que de chercher des alternatives, on préfère intimider et faire taire, avec une bricole de 50 000 volts bien bandée à la ceinture.

Illustration de Loup Blaster