
Le 21 février à la Loco, était présenté et diffusé le film « S’ils touchent à l’un d’entre nous » de la réalisatrice Carol Sibony. Cette projection, suivie d’une discussion, a eu lieu à l’initiative de Révolution Permanente Lille et de Calais La Sociale.
Dans ce film, Carol Sibony donne à voir et à sentir la lutte des travailleur∙ses de Neuhauser sur le site mosellan de la production industrielle de viennoiserie, qui alimente les magasins Lidl. Au centre du film, la figure du représentant syndical CGT Christian Porta, par deux fois licencié illégalement par la direction de l’entreprise et par deux fois réintégré à force de grèves solidaires et d’actions soutenues en justice.
Un film à voir et à revoir. Et un retour critique à lire, signé Camille Ringot.
InVivo, c’est invivable
Neuhauser, ça ne vous dit peut-être rien. InVivo, un peu plus, si vous avez déjà acheté du terreau chez Jardiland ou Gamm Vert. Le géant de l’agro-business, qui rachète Neuhauser en 2021, regroupe 185 « coopératives » autour de quatre pôles d’activités : le négoce international de grains, l’agriculture, l’agroalimentaire (malterie, pôle blé, vin), la jardinerie et la distribution alimentaire. Le groupe a enregistré un chiffre d’affaires – en recul ! – de 11,7 milliards d’euros en 2024. Comme le rappelle Christian Porta dans le film, InVivo dispose, entre autres, d’immenses silos à grains dans les plus grands ports qui lui permettent de s’enrichir en ne vendant que lorsque les cours des céréales sont au plus haut – l’inflation, à cause de la guerre en Ukraine ?
En latin, in vivo signifie « au sein du vivant ». Or, si le groupe InVivo cherche de fait à verdir son image et à – je cite le jargon qui orne la page d’accueil du site internet de l’entreprise – « favoriser la transition agricole et alimentaire vers un agrosystème résilient », il est de ceux qui contribuent le plus à sa destruction, par le contrôle des semences, la commercialisation de pesticides et de produits phytosanitaires, ou encore par l’accaparement des ressources1.
C’est ici l’un des grands mérites du film et du syndicaliste Christian Porta lui-même que de montrer qu’une même logique, au cœur de ces groupes agro-industriels, guide la mise au pas et la destruction aussi bien du vivant que des salarié∙es. Carol Sibony filme ainsi Christian Porta sur la scène d’un des rassemblements organisés par les anti-bassines et le montre réactiver avec force le désir de lutte des classes autour du slogan qu’on trouvait aussi bien dans les manifs des gilets jaunes qu’au cœur des grèves étudiantes pour le climat : « Fin du monde, fin du mois : même combat ».
La lutte, ça paie
Nous l’avons dit, le film de Carol Sibony est centré sur la lutte pour la réintégration de Christian Porta. Il soulève une question : pourquoi la direction de Neuhauser et, par extension, d’InVivo, s’est-elle acharnée avec tant de détermination, en toute illégalité, et à coup de sommes qui nous semblent, à nous spectateur∙rices, mirobolantes, contre cette personne ?
De Christian Porta, on voit dans le film l’incroyable énergie et la popularité. Mais on mesure aussi la solidarité et la combativité incroyables à l’œuvre dans l’usine. Lorsqu’il obtient un CDI après plusieurs missions d’intérim chez Neuhauser, Christian Porta monte une section syndicale CGT et embarque avec lui de nombreux∙ses collègues, beaucoup de jeunes qui viennent elleux aussi d’être cédéisé∙es. La section est très soutenue et très suivie par les autres salarié∙es : elle remporte haut la main les élections professionnelles. Et elle toque aux portes, retoque les chefs en réunion, multiplie les demandes : les Neuhauser n’attendent pas, ils exigent et prennent ce qu’ils considèrent légitime. Dans un passage du film, Christian et une collègue syndiquée évoquent avec fierté et malice comment iels ont fait plier la direction pendant le Covid, les obligeant à redistribuer aux associations un énorme stock de viennoiseries invendues. Alors, comme le dit le protagoniste du film : « C’est justement ça que le patron veut exclure ! C’est pas moi en vrai, il en a rien à foutre de moi ! Ce qu’il a, c’est la combativité des Neuhauser ! C’est la combativité ! C’est les Neuhauser qui ont arraché les 32h payées 35 ! C’est les Neuhauser qui, malgré la fermeture de l’usine, ont bataillé et ils ont fait réouvrir l’usine ! » Au cours de la discussion avec les camarades de Révolution Permanente, nous apprendrons aussi que Christian Porta a réussi à monter une section syndicale sur le site mosellan d’Amazon…
Les Neuhauser sont donc dans le viseur parce qu’ils montrent que la lutte paie. Très concrètement : on voit plusieurs fois dans le film Christian envelopper l’argent des caisses de grève dans d’anciens tracts CGT, pour le distribuer ensuite aux grévistes, et sérieusement ironiser sur la supériorité du « salaire » de la grève sur celui de l’usine.
Lorsqu’elle licencie Christian Porta contre l’avis de l’inspection du travail, puis lorsqu’elle relicencie le licencié tout juste réintégré sous l’obligation des Prud’hommes, la direction ne fait pas d’erreur d’appréciation, elle connait la loi. Mais elle croit en son impunité. Or, en menant le combat aussi au tribunal, dans des cours dont il fallait « pousser les murs » pour faire entrer tous les soutiens du syndicaliste CGT, les Neuhauser dénoncent et défont aussi cette impunité. Moment de délice lorsque, dans le film, on voit Christian Porta danser, devant ses camarades et les médias, ordonnance de réintégration à la main, avec joie, fierté et bravade, au nez des cadres de la direction à la mine déconfite… Le syndicaliste est offensif, et il ose aussi l’offense aux chefs : jouissif à regarder.
On pourrait reprocher au film l’héroïsation de la figure de Christian Porta. Mais une telle héroïsation est assumée. Après tout, il faut le faire ce que fait Christian, au risque de la répression, contre lui et ses camarades, au risque du chômage et du blacklistage. Et puis, il y a une sacrée solidarité à l’œuvre : le film donne aussi la parole aux camarades syndiqué∙es, ainsi qu’aux avocates du représentant CGT, dont Elsa Marcel, très impliquée contre un patronat qu’elle qualifie de « radicalisé ». On voit enfin comment les salarié∙es s’organisent au niveau local en comité de grève dans lequel les stratégies sont discutées et les décisions votées. Tout au long du film, chacun∙e nous rappelle qu’on ne tue pas une grève démocratiquement décrétée. On n’achète pas non plus ce droit fondamental, comme a essayé de le faire à plusieurs reprise la direction.
Intersectionnalité ou convergence des luttes
La lutte de Christian Porta et des Neuhauser est une lutte déterminée, courageuse. Mais pas dogmatique. Autre intérêt du film, montrer les liens tissés entre des combats que certain∙es s’emploient à segmenter, voire à opposer, pour mieux les monopoliser ou les contrôler. Et c’est cela aussi qui affole la direction : voir Christian rallier ses camarades pour former un cortège CGT à la Marche des Fiertés, arborer un badge de soutien à la Palestine sur son lieu de travail.
C’est une des nombreuses choses à retenir du film et qui résonne à Calais : la lutte paie, elle nous transforme aussi. Christian Porta nous invite à ne pas rompre le dialogue avec celles et ceux qui sont aujourd’hui séduit∙es par une extrême-droite démagogique. Le lieu de travail – et l’usine Neuhauser l’illustre – regroupe une diversité de personnes qui ne se côtoient plus en-dehors. Dès lors, la lutte concrète autour d’un objectif commun est essentielle pour les faire s’allier, se parler encore. Et éventuellement, Christian en émet en tout cas le souhait, dépasser les craintes et les préjugés qui servent la division – et donc la classe dominante. Les Neuhauser nous le martèlent avec force : la lutte rassemble, seul le découragement divise.
Camille Ringot