Lettre ouverte d’une femme d’ouvrier au Président de la République

Le 20 novembre, la direction de Prysmian-Draka Calais annonçait la fermeture de l’usine et le licenciement de tous les salariés. Sophie Malservet-Agneray est la conjointe d’un des salariés. Elle fait partie, en tant que que porte-parole, d’un groupe grandissant de femmes d’ouvriers du Calaisis qui s’organisent pour soutenir leurs hommes dans une lutte pour la dignité ouvrière. Ce samedi matin, Sophie a envoyé une lettre au Président de la République pour lui faire part de leur détresse et demander à le rencontrer. Des mots universels, dans un courrier bouleversant qu’elle a accepté de lire devant notre caméra.


La lettre

Calais, le vendredi 1er décembre 2023

Monsieur le Président,

Le 25 novembre dernier, je devais décorer le sapin avec mes filles, en famille. On devait écouter des chants de Noël, boire un chocolat chaud et faire rayonner la maison de la magie des fêtes de fin d’année.

Non, je n’ai rien fait de tout ça… Puisque le 20 novembre, le temps s’est figé dans de nombreux foyers de Calais, l’annonce est tombée « cessation de l’Etablissement de Calais ».

Sans aucune perte financière, sans déficit, une entreprise de 84 salariés sans oublier les nombreuses sous traitances qui gravitent dans le Calaisis, pour rien. Sans aucune raison justifiable, sans aucune raison valable, pour rien.

Ce groupe a utilisé notre territoire, nos compétences, notre énergie et nous impose un choc à moins d’un mois de Noël. Déshumanisation complète, déshonneur…

Une entreprise florissante, implantée au cœur de Calais qui était le fleuron de l’industrie des câbles à fibre optique. 1,6 milliard de chiffre d’affaire, une torture pour nous.

Le groupe Prysmian a sacrifié ce site français honorable de son savoir faire exceptionnel, remarquable de sa qualité exemplaire, pour rien Monsieur le Président.

Alors, le 25 novembre dernier, j’ai marché dans le centre ville de Calais, aux côtés des salariés de Prysmian-Draka, aux côtés de leurs épouses, de leurs enfants, petits-enfants, amis, voisins, aux côtés de mon époux.

Un choc, une gifle. Alors nous avons marché tous ensemble, une marche blanche, symbole de la mort, d’une fin, d’une douleur profonde.

Ce jour-là, Monsieur le Président, j’ai entendu l’inacceptable, la détresse, l’inquiétude, le désespoir, inqualifiable souffrance,

Alors, je n’ai rien fait de ce qui était prévu, pas de sapin décoré, pas de chant de Noël en famille.

Quelle injustice, Rien ne présageait à une fermeture, surtout pas les embauches de l’année dernière, surtout pas les formations en cours de nombreux salariés, surtout pas les chiffres annoncés.

Monsieur le Président, à Calais nous avons perdu Toxide, Synthexim, Mecano. Catensys est en PSE, Graftech est au plus mal, et aujourd’hui c’est Prysmian-Draka qui ferme. C’est une réelle catastrophe industrielle sur notre territoire, dans notre belle ville, chère à nos cœurs.

Qu’allons-nous devenir ? L’urgence est absolue.

Depuis l’annonce de la fermeture, un salarié a tenté de mettre fin à ses jours et nous avons de nouveau vécu un drame. L’attente d’avoir de ses nouvelles et l’incertitude de savoir si demain ça recommencera.

Que vont devenir nos braves époux, nos courageux conjoints ? Ils ont donné tant d’énergie, tant d’années à ce groupe qui les méprise et les trahit avec une telle cruauté. Ils sont forts nos hommes, ils sont dignes et fiers, parce qu’à Calais, nous sommes comme ça nous. On donne avec le cœur, on donne avec honneur, on a des valeurs.

Ils ont les mains usées par le labeur, et la moyenne d’âge est de 53 ans, mais une chose est certaine ils ne sont pas seuls.

Alors nous, les femmes des salariés Prysmian-Draka Calais, nous sommes là pour les soutenir et nous sommes déterminées.

Depuis le 20 novembre dernier, on se lève avec Prysmian, on se couche avec Prysmian, on mange Prysmian, on vit au rythme de Prysmian.

Le coeur n’est plus à la fête, le coeur est en miettes. Quoi qu’on fasse, c’est omniprésent, c’est dans l’air et ça devient irrespirable. Je manque d’air Monsieur le Président, parfois j’ai le sentiment d’étouffer.

J’ai là dans les mains, 162 noms, 162 prénoms, 162 dates de naissance. Nos enfants. Les enfants Prysmian-Draka Calais. A moins d’un mois de Noël, j’ai dans les mains 162 destins qui vont basculer. Ryan, Mélanie, Mendye, Anna, Laura, Naêl, Léo et tant d’autres encore. Tant d’autres.

Depuis la marche, je porte une hôte sur le dos que je partagerais volontiers avec vous Monsieur le Président. C’est bien trop lourd.

A l’intérieur de la hôte, il y a les épouses et conjointes des salariés de Prysmian-Draka.

Il y a Maryse qui va à l’école conduire sa petite fille avec ses chaussures de sécurité. Elle pense devenir folle, je la rassure mais je suis impuissante.

Béatrice qui depuis lundi dernier prend un traitement médicamenteux lourd pour l’apaiser. Elle a 3 enfants et ne peut plus conduire suite à ce traitement. Et encore une fois, je suis impuissante.

Il y a aussi Marie aux pensées sombres, qui élèvent ses enfants dans les valeurs et le respect, Elle m’a criée l’injustice qu’elle ressentait, toute sa mélancolie et ses idées noires. Et je suis impuissante.

Il y a la douce Graziella, un modèle de femme, de courage qui lutte contre la maladie. J’ai écouté sa détresse, j’ai senti ses larmes, entendu ses angoisses et partagé sa peine immense, impuissante.

Il y a Laurine qui ne parvient plus à travailler correctement. Elle est envahie par des crises de pleurs qui la submergent. Elle s’isole dans les toilettes de son travail et pleure assise à même le sol. Lorsqu’elle rentre chez elle, elle se remaquille pour camoufler sa peine à son compagnon. ImpuissanteS

Aline a oublié de changer la couche de son petit dernier. Ses fesses sont irritées. Ca paraît futile mais c’est douloureux pour un tout petit. Jamais Aline n’avait oublié le change de son enfant.

Monique a fait deux malaises depuis dix jours, elle refuse d’en parler à son époux, son cœur va mal et c’est son ado qui l’a relevée. Impuissante encore.

Parce que là, Monsieur le Président, on ne se relèvera pas toujours. Et si demain on restait à terre ?

Et si demain c’était votre épouse ?

De mon côté, j’ai eu une absence à l’annonce de la fermeture et mon cerveau s’est mis en veille quelques secondes, un peu comme un mode « sécurité », un black out. J’ai regardé autour de moi la vie pour retrouver mes esprits.

J’ai dans ma hôte, sur mon dos, des dizaines de cerveaux en veille, des dizaines de femmes blessées, anéanties, qui vivent dans l’inquiétude permanente sans jamais se plaindre, sans jamais faillir, avec dignité, fierté et avec tout l’amour et le respect qu’elles portent à leurs conjoints.

Les enfants, Monsieur le Président, nos enfants. Julien, malentendant. Lili, malvoyante. Paul, qui sort tout juste d’une grave maladie. Gabin, qui a un suivi psy. La liste est longue. Ce sont des enfants, vulnérables et innocents.

Pauline a demandé à sa mère de résilier son abonnement de musique et sa chaine télé préférée.

Noah, avec toute son innocence, a dit à son père que ce sera très difficile pour lui de retrouver du travail à son âge.

Claire, qui est en lycée privé, a demandé à sa mère de l’inscrire en lycée public pour éviter les frais.

Clémentine a dit à ses parents qu’elle allait chercher du travail pendant les vacances. Elle est montée dans sa chambre et s’est mise à pleurer.

Alors je vous offre ma hôte Monsieur le Président. J’ai mal au dos, c’est bien trop lourd. 162 enfants, toutes les épouses et compagnes des salariés Prysmian-Draka Calais, 84 hommes et femmes courageux.

Ce soir, ma petite de 6 ans vient de s’endormir, les enfants c’est la vie, c’est l’avenir. Elle m’a confié son doudou préféré. Elle l’a glissé dans mon sac à main en me disant que lorsque je manquerai de courage, je devais le câliner.

Alors, j’en suis désolée Monsieur le Président, mais je vous fais cadeau de la dépression, des doutes du lendemain, des interrogations, des crises d’angoisse.

Je vous offre les nuits blanches, les frigos vides, les fêtes de fin d’année sinistres, les vacances annulées, les pleurs d’enfants, la tristesse. Je vous offre l’humiliation, la trahison, l’abandon et le rejet.

Je vous fais cadeau de la désillusion, du choc, des silences pesants, des sourires perdus.

Il faut me comprendre, Monsieur le Président, je dors mal et mon dos est trop petit pour supporter cette lourde charge. Je n’ai pas de traineau, pas de rennes et je suis impuissante. Noël approche et aucune d’entre-nous n’a le cœur à la fête. Buche ? Dinde ? Champagne ? Foie gras ? Non je ne pense pas, plus maintenant. Plus après cette tragédie.

Aussi, j’en appelle à votre humanité, Monsieur le Président. J’en appelle aux valeurs de notre pays.

Parce que vous n’êtes pas impuissant comme je le suis, Monsieur le Président. Nous avons besoin de vous. Nous avons besoin de votre aide.

Je refuse de croire un instant que notre chef à tous, que notre protecteur, que notre Président sera désintéressé par notre sort à Calais. Nous voulons un emploi pour nos compagnons, nos époux.

Nous voulons la paix de l’esprit.

Nous sommes bien conscientes que la demande est illusoire, bien conscientes des enjeux, bien conscientes que votre temps est précieux mais la délégation des femmes des salariés Prysmian-Draka Calais souhaiterait s’entretenir avec vous.

Notre temps à nous est compté. Le sablier est en route depuis le 20 novembre. J’avais deux jours pour rédiger cette lettre que je vous adresse aujourd’hui, sans sourire, sans joie, avec ma hôte si lourde mais avec l’envie profonde d’y croire, avec l’envie de croire à un miracle.

Aussi pardonnez-moi si je n’ai pas mis assez de formes, assez de convenances comme d’autres auraient pu en mettre. Je manque de temps, c’est l’urgence qui nous guide.

Nous serons probablement incomprises, nous exposons nos vies, nos état d’âme, nos espoirs mais avec toujours la détermination qui restera la nôtre.

Aujourd’hui ce sont des femmes qui vous appellent, aujourd’hui ce sont des Calaisiennes qui vous appelle, ce sont des Françaises. Nous avons besoin de vous.

Les femmes des salariés Prysmian Draka Calais