À la fin du rassemblement devant la sous-préfecture, le 28 juin, je parle avec Olivier des vacances d’été. On parle de la trêve dans la lutte sociale vers laquelle on est en train de tous se faire amener, sans avoir rien décidé. Olivier est enseignant, syndicaliste et militant à la Lutte Ouvrière. On est une trentaine, rassemblés contre la dissolution des Soulèvements de la Terre.
Constatant qu’aucun drapeau de l’intersyndicale ne flotte aux alentours, je lui demande pourquoi les syndicats ne viennent pas dans les luttes écologistes, pourquoi ils ne s’emparent pas de ces enjeux décisifs où s’impliquent majoritairement les militants les plus jeunes. Hormis par allégeance aux mots d’ordres émis par les représentants des confédérations, je ne comprends pas pourquoi des gens aussi durablement engagés, aussi magnifiquement impliqués dans la défense des conquis sociaux ne débordent pas du cadre du salariat pour soutenir des causes qui nous concerneront tous à plus ou beaucoup moins long terme. Ce rassemblement était par ailleurs organisé en soutien aux quinze personnes inculpées pour avoir participé à la manifestation de Sainte-Soline. Parmi ces personnes interpellées, il y a pourtant deux ou trois syndicalistes. « C’est comme ça » qu’on conclut, en se disant qu’un jour de toute façon ça changera, parce qu’on aura pas le choix.
Comme des collégiens, on se remercie pour l’année de lutte passée ensemble et on se dit au revoir, en attendant la rentrée prochaine. On se marre tout en se demandant quand même ce que sera le prochain rendez-vous qui nous fera ressortir mégaphones et pancartes. Quand est-ce que le gouvernement prononcera t-il une humiliation assez insupportable pour nous pousser à fabriquer de nouveaux rendez-vous populaires, à expérimenter d’autres initiatives citoyennes ? Olivier rigole en disant qu’à la fréquence actuelle des bourdes gouvernementales, on risque de marcher ensemble en août si ce n’est pas même en juillet. C’est drôle mais, de là à y croire, on n’y est pas.
Et puis je rentre monter les images d’un rassemblement qui a un peu débordé de ses revendications initiales. On y a parlé de la mort de Nahel, tué par la police la veille, à Nanterre. Jean-Pierre Moussally, élu municipal écologiste que je connais pour prendre le temps de mesurer chacun de ses mots a employé le terme « exécuté » qualifier du geste du policier devant notre petite assemblée. Le fait qu’il choisisse d’employer un terme aussi fort et catégorique m’a marqué.
La mort du jeune Nahel est un drame terrible. Mais à Calais, les personnes meurent plutôt souvent à cause de différentes politiques d’État. Je veux dire qu’on se réunit souvent pour rendre hommage et déplorer la mort d’une personne exilée noyée/écrasée/suicidée. Il y a à Calais une forme d’habitude quasi mensuelle à se réunir autour de ces morts injustes. Dire au nom des 370 cadavres qui se sont succédés depuis 1999 comme on est triste et dégoûté. Et puis recommencer pour celui d’après. C’est un rituel important, mais qui créé néanmoins moins l’émeute que le désespoir et l’abattement. Alors les morts de violences policières, bien que ce soit pas chez nous, il y en a eu aussi un paquet avant celle de Nahel, et souvent pour ce motif répété de refus d’obtempérer. Obéir ou mourir, le message est tellement clair.
Et puis là, j’apprends que la mort de ce jeune garçon de 17 ans a créé d’avantage que de la colère, elle a vraiment fait exploser de nouvelles révoltes. De partout, ça pète des vitrines, nique des bagnoles.
Ce sont les gens des banlieues qui s’insurgent, les bannis d’une lieue, les Zupiens qu’on les appelle ici à Calais pour rire ou mépriser des gens qui habitent dans une Zone à Urbaniser en Priorité (ZUP), construite après la guerre pour refonder le pays. L’émeute dont les médias parlent actuellement a lieu dans ces villes et quartiers dont le nom sert à humilier quelqu’un qu’on souhaite insulter, qu’on veut déclasser. «T’es habillé comme un zupien », qu’on se disait au collège pour trouver un plus pauvre que soi.
Ce sont des gens en lutte dont on parle pour l’instant sans jamais filmer aucun de leur visage ni diffuser aucune de leur parole. On ne dit d’ailleurs pas qu’ils manifestent. On parle d’affrontements, d’émeutes afin d’expurger ce conflit social de toute sa substance politique. Ce sont des gens qui sortent de leur tour et font exploser en gerbe une colère à coup de feux d’artifices habituellement utilisés pour célébrer les anniversaires de la prise de la Bastille – qu’on n’appelle d’ailleurs plus que « fête du 14 juillet » à présent.
Ces gens depuis trois nuits pètent un plomb, ils ne supportent plus de rester entre les murs de leur appartement HLM où on les fait demeurer. Ils veulent se montrer, se battre, faire chier, brûler des bazars, tenir tête aux flics faire arriver les pompiers. Des feux d’artifices pour célébrer le retour du service public et ses grands coups de pinpon.
Depuis trois nuits, ils arrêtent d’obéir à la vie qu’on leur impose pour dire « merde » un bon coup. La dernière fois, c’était en 2005. S’agit d’avouer que ça fait quand même longtemps. Ce sont les personnes les plus sinistrées par les politiques publiques menées depuis les quarante dernières années. Quoi qu’ils fassent, on se fout de leur gueule, ils sont paresseux, bêtes et méchants. Ils subissent toutes les injures qu’infligent le capitalisme : isolement, exclusion, insécurité, racisme, pauvreté, précarité, inégalité. De leur vie, ces gens ne décident de rien, sinon de se battre seul pour ne pas finir en marge ou en prison. Ils ne votent même plus.
Il ne s’agit pas aujourd’hui d’estimer, juger ou savoir si la révolte des quartiers est juste ou non, il ne s’agit pas non plus de commenter les modalités des moyens de lutte ou le degré d’instruction politique des participants. Il ne s’agit pas de savoir si ces gens sont dignes de bénéficier de notre honorable et bon soutien.
Il s’agit de comprendre les mécanismes qui rendent l’insurrection des plus pauvres inéluctables. Ils ne peuvent pas aimer un État qui les a tant persécuté, il est même logique que lors de ces soirées étoilées certains viennent à se venger de lieux qui ont participé à leur exclusion : écoles, centres commerciaux, commissariats, banques et Trésor public.
Peut-être bien qu’Olivier avait raison, peut-être bien qu’on marchera à nouveau ensemble en août, si ce n’est pas même en juillet.
Pierre Muys