La liquidation de Milee, ex-Adrexo, laisse 10 000 salariés sur le carreau. Entre fraudes systématiques et pratiques douteuses, cette entreprise de distribution de publicité gratuite exploitait les plus vulnérables tout en contournant les lois. Sa fermeture dans l’indifférence quasi générale, marque la fin d’une époque et le début d’un plan social d’une ampleur inédite depuis les années 80.
Au Calice, café emblématique du Calaisis, je me prépare à rencontrer Régis, distributeur de prospectus chez Milee. C’est ici, avant notre rendez-vous, que je décroche mon téléphone pour parler avec Sébastien Bernard, délégué syndical général CGT de Milee France (ex-Adrexo). Depuis Royan, il raconte d’une voix claire et déterminée. « Milee, c’était l’esclavagisme des personnes précaires« , assène-t-il d’entrée.
De la GESTION DE L’ILLéGALITé
Le 9 septembre, au tribunal de commerce de Marseille, la liquidation de Milee a été prononcée. Pour les 10 000 salariés sur le carreau, dont 1 300 dans le Nord-Pas-de-Calais, c’est une tragédie sociale qui se déroule dans une indifférence quasi générale. “C’est le plus gros plan social depuis les années 80, mais on a l’impression que ça passe crème… Les médias nationaux traînent à en parler, c’est terrible”, déplore-t-il.
Milee, seule à rivaliser avec Médiaposte (filiale de La Poste) sur tout le territoire, a été bâtie sur des pratiques douteuses et une culture de la fraude. Sébastien raconte comment la direction a installé en 2017 des badgeuses truquées qui déduisaient automatiquement les temps où les salariés n’étaient pas en mouvement ou sortaient de leur zone de distribution. En plus de cela, les indemnités kilométriques étaient systématiquement sous-évaluées. « Ils ont perdu pas mal de procès, mais c’était plus rentable comme ça que de respecter la loi. C’était vraiment des gestionnaires de l’illégalité« , souligne-t-il. Avec des clients comme Leclerc, Carrefour, et Intermarché qui ne payaient que 9 euros pour 1 000 pubs distribuées, la société bradait ses services pour les gros clients, tandis que les petites entreprises et les mairies payaient entre 50 et 55 euros pour les mêmes prestations.
10 000 victimes du néolibéralisme
Régis entre dans le café. C’est lui qui nous a contacté sur Facebook, indigné par le silence des grands médias sur cette catastrophe sociale. Salarié chez Milee Coquelles depuis 2020, il raconte son parcours : “Mon travail, c’est de distribuer des prospectus chez les gens. Dans le Nord, dans les campagnes c’est con à dire mais on a une vraie culture du prospectus. Les anciens attendaient leur ‘poignée’, c’était la lecture.” Avant Milee, Régis travaillait à l’Intermarché de Calais, rayon poisson. Mais en 2016, il a dû arrêter pour accompagner la fin de vie de son épouse atteinte de sclérose en plaques ainsi que celle de son père, ancien maçon qui fera un grave AVC à peine six mois après son départ en retraite. « J’ai enchaîné comme ça pendant plusieurs années les tuiles… Heureusement, mes enfants m’ont aidé. En août quand Milee n’a pas versé nos salaires, c’est eux qui m’ont soutenu. Je ne sais pas comment font ceux qui n’ont personne.”
Milee se nourrissait de la précarité des 40 % de salariés pour qui l’entreprise était le seul gagne-pain, de celle des 30 % de retraités cherchant un complément ainsi que celle des 30 % d’employés cumulant la distribution de pub avec un autre boulot. Je repense aux mots de Sébastien, “Milee c’est 10 000 salariés victimes d’une façon ou d’une autre des politiques néolibérales menées sur les quarante dernières années”. 90 % des gens étaient à temps partiel, contraints par un modèle économique qui les plongeait dans une précarité toujours plus grande, avec des salaires insuffisants pour vivre dignement. Le travail n’offrait aucune solution, pire, il accentuait les problèmes.
UNE MACHINE à Précariser
Régis ne cache pas sa colère face à la gestion de l’entreprise : “Notre PDG s’en sortira avec les honneurs, il va vendre les sociétés et récupérer de l’argent, c’est ça qui est le plus dégueulasse dans cette histoire. Ca a été une mauvaise gestion permanente avec à chaque fois une bonne excuse : les Gilets jaunes, le Covid, l’Ukraine… Tout était bon pour ne pas payer normalement.” dira t-il pour finaliser le portrait du PDG Eric Paumier, classé avec ses collaborateurs 477ème fortune de France d’après Challenges.
Le futur ex-salarié pointe aussi l’hypocrisie des grands distributeurs qui, sous couvert de sagesse écologique, ont mis un terme à la distribution de pub alors que c’est l’augmentation fois trois du prix du papier qui les a convaincu de lâcher Milee.
Pour beaucoup, la liquidation de Milee est un soulagement. “Ça traînait depuis tellement longtemps… c’est un peu ironique de dire ça vu la situation dans laquelle on se trouve concrètement aujourd’hui mais pour nous la liquidation promet moins contrariétés. L’air de rien, maintenant que c’est terminé on retrouve la possibilité de chercher un autre travail qui paiera peut-être un peu mieux, mais surtout à date fixe.”
Régis partira la semaine prochaine faire les vendanges en Champagne, avant de faire la tournée des boîtes d’intérim, et des usines de transformation du poisson à Capécure, zone d’activité à Boulogne-sur-mer. « La dernière réforme des retraites a ajouté deux ans de travail. Il me reste encore cinq ou six ans à tirer. »
La fermeture de Milee marque la fin d’une époque. Mais pour ceux qui y travaillaient, c’est surtout le terme d’une bataille contre la précarité, menée dans l’indifférence générale.
Pierre Muys