Calais la Sociale : entretien avec Valentin De Poorter et Pierre Muys

Pour présenter les états généraux du boulot et l’événement qui aura lieu le 14 juin, on a rencontré les journalistes de Nord Littoral et La Voix du Nord. Au passage, on leur a raconté l’histoire de Calais la Sociale. Voici ce qu’on a dit.

Nord Littoral, édition du 28 mai 2024.


Valentin De Poorter (Calais la Sociale)

Pierre va commencer par présenter Calais la Sociale. Ensuite je parlerai des états généraux du boulot qu’on lancera le 14 juin.

Pierre Muys (Calais la Sociale)

Je filme depuis que j’ai 14 ans. Mais je filme les mouvements sociaux depuis le mouvement des gilets jaunes. Voir qu’il y avait la possibilité de parler de la vie, de la politique sur des lieux un peu random, devant le rond-point de Jardiland ou ce genre de chose, m’ont vraiment mis le déclic. Ça allait plus loin encore que le mouvement Nuit debout qu’il y avait eu deux ans auparavant. À ce moment-là a émergé la possibilité de filmer et diffuser instantanément la parole de ces gens avec une caméra. Ça s’était très vite répandu, avec des figures comme Rémi Buisine. Ça m’avait vraiment épaté alors je filmais les manifs, mais dans mon coin. C’étaient des reportages pour la famille et les amis quoi. 

Bien plus tard, il y a eu cette grève des raffineurs en octobre 2022 et je m’étais dit : « Ça y est ! Ça recommence ! Il va se repasser un truc ! ».  Et finalement non. Je me souviens, j’étais à l’anniversaire d’un ami. Et il y avait un docker du Havre qui m’avait un peu douché l’optimisme  : « Non, il ne se passera rien, les gens sont crevés à cause de la précédente réforme des retraites ». Il savait. Et moi, j’avais tellement le cafard en revenant à la maison avec ça, c’était pas possible. Je voulais pas refaire ça tout seul, aller d’espoirs en échecs toute ma vie.

Et puis c’était un projet souhaité par pas mal de gens aussi. Faire un média ou un journal local, en tout cas un endroit qui parle des initiatives à la fois liées aux questions de l’exil, à la question sociale, environnementale. Alors sur la route je me suis débrouillé pour trouver un titre et puis on verra ce qu’on fera avec, il n’y aura plus qu’à remplir quoi. Il n’y avait jamais d’accord sur les modalités d’existence du truc. L’enthousiasme se dégonflait toujours un peu au contact de l’organisation : comment on fait ça, est-ce qu’on fait une collégiale, quel nom on choisit, etc. Et il n’y avait jamais rien qui se créait vraiment. 

Donc je me suis dit : voilà ce truc, ça s’appelle Calais la Sociale et ce sera ce que ça deviendra. Le titre est une référence au programme des jours heureux, à Ambroise Croizat. Et puis, à la base, c’était aussi un petit pied de nez pour le slogan « Calais La Plage ». 

Eric Dauchart (La Voix du Nord)

Les premières publications ont eu lieu à quelle date ? 

Pierre Muys

En octobre 2022. En fait, l’initiative de base, c’était de réaliser du documentaire.

Eric Dauchart (La Voix du Nord)

 Via Facebook ?

Pierre Muys

Sur Facebook, Youtube… Et sur notre site Internet aussi. Le site, c’est quelque chose qui est arrivé grâce à Benjamin Danon qui est entré dans l’équipe et a d’emblée fabriqué un site internet. Mais à la base, c’était surtout pour faire du documentaire, se faire un relais engagé de ce qu’il se passe dans le Calaisis. Avec Julia Druelle, on se disait : on va faire des formats, un par mois, un tous les quinze jours, un truc comme ça. Et puis, Valentin est arrivé là-dedans, on s’est fait aspirer par la réforme des retraites. C’est quelque chose qui a été beaucoup plus suivi. 

On a été d’emblée vachement bien accueillis par les syndicalistes de la bourse du travail. On était tous pris dans cette dynamique de réformes des retraites. Ça nous a permis de rencontrer plein de monde, on nous a ouvert des portes pour écouter plein de gens différents. Toutes les manifs, ça a vraiment participé à accélérer nos contacts avec des gens. Sans ça, on aurait peut-être mis, je pense, des années à les rencontrer.  

Après, on a fait plein de documentaires, des choses sur la désindustrialisation. Sur ça, il y avait eu un moment, un temps fort. C’était le 10 février, une manif contre la désindustrialisation. Nous, on était trop contents. On se disait que c’était le retour d’une histoire locale du salariat. Alors il fallait faire un truc, marquer un coup. Valentin, lui, son père, il s’est fait licencier de Synthexim. Moi ma marraine est à Catensys. Ça nous met dedans. 

Valentin De Poorter

À Calais, on a tous un tonton qui s’est fait virer de l’industrie quoi. 

Pierre Muys

C’est ça. Il y a toujours quelqu’un de plus ou moins proche dans une boîte qui vire des gens. Avec la manifestation sur la désindustrialisation, on se disait : « C’est bien, il va se passer un truc ! ». On avait déjà réfléchi à des espèces d’assemblées générales pendant la réforme des retraite. Ce qu’on a regretté, à ce moment-là, c’est qu’il n’y avait la possibilité pour personne de pouvoir se poser pour parler, pour pouvoir raconter sa vie au travail, ou ne serait-ce que de se mettre d’accord sur des revendications communes locales. Faire corps. La seule possibilité qu’on avait, et c’était un phénomène national, c’était de se rendre périodiquement à des manifestations à la date qu’on nous donnait depuis Paris et attendre bon dieu qu’il supprime sa réforme.

Et donc, quand il y a eu cette manif début février contre la désindustrialisation calaisienne, on avait proposé de créer un temps d’assemblée générale, comme une réunion publique. On nous l’a refusée en nous disant : « Vous êtes encore verts et jeunes, laissez-nous donc gérer notre affaire, vous ferez ça plus tard ». On a accepté, il s’agit d’être unis. Mais à la manif, il ne s’est rien passé, on était 300. Je ne dis pas qu’on aurait fait mieux en terme de mobilisation. Mais on se disait qu’il fallait profiter de ce temps pour proposer aux salariés autre chose que juste marcher. Il faut  qu’on se parle, qu’on crée des liens, des liens d’engagements, qu’on revienne vers une culture commune liée au salariat. Et ouvrir des espaces où il est possible de raconter des récits, de témoigner ce qu’il peut se passer dans telle ou telle entreprise quand on y travaille.

Quelque chose qui était aussi troublant, c’est qu’on apprenait l’existence des boîtes qui fermaient par le fait qu’elles rencontraient des problèmes : Catensys, Prysmian, etc. C’est pas anodin. On n’est plus trop conscients de l’espace économique local en tant que travailleurs. Si on lit la presse, on peut l’être. Mais de façon disons populaire, on n’a pas connaissance de ça. On se disait que ces rencontres sont aussi une bonne occasion pour comprendre ce que l’agglomération produit, identifier nos problèmes, nos besoins. On sait qu’on fait du tourisme, que le commerce ne va pas forcément très bien, mais on ne sait pas trop l’état de l’industrie. 

Valentin De Poorter

À l’époque, l’usine Lu parfumait toute la ville. Tu savais que l’entreprise était là. Les Calaisiens avaient développé un attachement particulier à cette usine et quand elle a fermé, plus de 20 000 personnes sont sorties dans les rues. Mais Prysmian, tu ne la sens pas, tu ne la vois pas. Tu ne vois pas l’usine, encore moins les travailleurs. Ces gens qui travaillent là, ils finissent par ne plus exister. Et nous, ce qu’on veut faire, c’est rendre visible ce qu’on ne voit pas, c’est rendre audible les discours qu’on n’entend pas.

Pierre Muys

D’ailleurs, il y a un truc qu’on aimerait bien faire un jour, c’est justement de filmer les gestes du travail. Je parlais de ma tante qui produit des chaînes de voitures à Catensys. Ce serait génial de pouvoir réaliser des documents là-dessus, des vidéos qui montrent les gestes du travail calaisien en 2024. Rien que montrer ce qu’il se passe à l’intérieur de l’entreprise, au-delà des chiffres de productivité. Dire à travers ses mains ce que c’est qu’un corps de travailleur/travailleuse qui s’emploie 8 heures par jour pendant 35-40 ans.

Maintenant, on va parler de notre projet qui va arriver au mois de juin. 

Valentin De Poorter

On a un projet qui s’appelle Les états généraux du boulot. Le projet est né après un an et demi de micros tendus, de reportages, de prises de notes dans les carnets. Les gens nous ont parlé de ce qu’ils faisaient au quotidien, de ce qu’ils vivaient au quotidien. On a entendu beaucoup de ras-le-bol, dans les manifs, sur les piquets de grève. On s’est donc retrouvé face à des discours qui concernent les salaires, les conditions de travail, le boulot qui se dégrade.

Au moment de cette manifestation du 10 février contre la désindustrialisation dont parlait Pierre, on voulait donc organiser une sorte de réunion publique où on aurait parlé du boulot, fait un constat de ce à quoi ressemble le travail dans le Calaisis. Il y aurait eu des salariés, ils auraient raconté leur quotidien au boulot. Avec cette idée de raconter le travail pour envisager de le changer. Car à un moment, si on veut être dans une dynamique où le projet c’est de changer le travail, peut-être qu’il faut partir d’un constat établi par la parole salariée, agir à partir de ce que les gens ont à dire.

Après le refus d’organiser cette réunion publique, le projet est resté dans nos têtes et a mûri au fil du temps, avec tout ce que les gens nous ont dit. Sur la vitesse, par exemple : le rythme, les cadences de travail qui s’accélèrent. Ça revient souvent. Et pourquoi ça s’accélère ? Parce que le travail est pensé à partir de chiffres, à partir d’indicateurs, d’objectifs financiers. Les cadences sont imposées aux travailleurs, il faut toujours aller plus vite, produire plus et, inévitablement, le travail se dégrade. Ce qu’on entend sur le terrain, ce ne sont pas des plaintes, ce sont des envies de travailler autrement, c’est une critique populaire du travail.

On a vite compris que faire une réunion publique pendant un après-midi, ça ne suffirait pas. Les gens ont trop de choses à dire, sur trop de sujets différents. Donc les états généraux du boulot, c’est un projet sur le long terme, divisé en chapitres. Le premier chapitre commence le 14 juin et s’intitule Nous salariées. L’idée est de mettre au centre la parole des femmes salariées, de parler des luttes sociales féminines et du travail des femmes. 

On est encore en train d’établir la liste des invitées, mais il y aura d’abord des gens du privé. Par exemple, ces derniers mois, il y a les salarié·es d’Armatis, un centre d’appel, qui se sont mobilisé·es, notamment pour les salaires. Les magasins Auchan, pour la même raison. Il y a les métiers du soin, aussi. Les agents de l’hôpital de Calais ont fait grève, ceux de la clinique des 2 Caps aussi. Les laboratoires Biopath ont failli partir en grève mais ont réussi à négocier au mois de janvier. Les infirmières libérales ont bougé récemment. Les auxiliaires de vie, on les entend moins mais elles sont là aussi. La liste des métiers du soin est très longue et tous ces métiers sont principalement exercés par des femmes sur lesquelles est mise une pression énorme.

Une auxiliaire de vie me racontait qu’elle doit faire sa prestation en 40 minutes, chrono en main. Retourner des patients parfois en surpoids, faire la toilette. « C’est pas possible », disait-elle. On avait eu cette discussion au moment de la réforme des retraites. Et elle avait dit : « À 64 ans, je vais prendre soin de patients qui sont parfois plus jeunes que moi ». Et les infirmières libérales, c’est pareil. On peut penser que, parce qu’il y a le mot « libéral », c’est une profession plus avantagée. Alors qu’un pansement, une injection, une prise de sang, c’est 6,30€ brut. Donc, elles le disent : « Pour faire un salaire, il faut en faire des injections, des pansements dans la journée ! ». Elles courent, elles courent et leurs salaires n’ont pas augmenté depuis 15 ans. Pendant ce temps-là, l’inflation a augmenté de 26%.

Tout ça nous conduit aux états généraux du boulot et au premier chapitre. 

Le format sera assez simple : une grande salle, du public, des gens qui parlent. Alors on n’appelle pas ça une « table-ronde », on appelle ça une « tablée locale et populaire ». Les gens vont se parler. C’est simple. Ce qu’il manque aujourd’hui, c’est qu’on se parle, c’est qu’on se mette d’accord sur ce qui ne va pas et pourquoi ça ne va pas. Et une fois qu’on se sera parlé, on arrivera à un constat commun. On aura recueilli les récits, les expériences. Et c’est ça qui est important. C’est que cette parole du salarié, on la remette au centre. Nous on est dans la rencontre, on est dans le relais de cette parole. 

Pierre Muys

En fait, beaucoup de films qu’on a faits sont souvent les mêmes d’un point de vue visuel : une manif, des hommes et des femmes avec des chasubles qui ne sont pas contents. C’est, pour reprendre une imagerie méprisante portée par le président de la République : « Jojo le gilet jaune sur son rond point ». Pour beaucoup de gens, il y a une espèce de repoussoir dans la figure du manifestant. Et c’est vrai que les images qu’on fait sont souvent celles de gens qui parlent derrière une clameur de manifestation. Les paroles prononcées dans ce contexte-là ne sont pas les mêmes que celles qu’on peut avoir assis à une table, face à des gens venus pour t’écouter. Avec ces états généraux, on donne un endroit, une possibilité d’expression claire, un moment pour réfléchir à son truc, à ce qui nous arrive. Avec ce rendez-vous on ne prend personne en surprise. Chacune et chacun est invité à se raconter, à partager un désir, une idée, à participer à l’embrayage d’une pensée collective du travail. 

Valentin De Poorter

C’est reprendre le temps, laisser le temps et l’espace pour cette parole de s’exprimer. Redonner un espace à des salariés pour déployer leur pensée. Car leur pensée existe déjà : les gens savent comment ils travaillent et comment ils voudraient travailler. Le problème, c’est que dans l’entreprise, la plupart du temps, la démocratie n’existe pas. Et les syndicats ont beau faire un travail génial, l’espace qui leur est laissé n’est pas suffisant. À la fois par les entreprises elles-mêmes et en même temps par un gouvernement qui fait tout pour réduire les droits des travailleurs et pour éteindre la voix des syndicats. 

Ce rendez-vous du 14 juin et ceux qui auront lieu par la suite s’articulent en trois points. D’abord, le recueil des récits. Ensuite, les propositions, c’est-à-dire qu’on ne va pas seulement demander aux gens comment ils travaillent, on va aussi leur demander comment ils aimeraient travailler. C’est-à-dire qu’on va recueillir les propositions, les envies, les désirs, les utopies pour changer le travail. On va imaginer le travail autrement. Et tout ça à partir de la parole des salariés. Nous, Calais la Sociale, on n’est pas dans la représentation. Il ne s’agit pas de dire : on va vous représenter. On dit aux gens : vous vous représentez vous-même et c’est vous qui décidez ce que vous voulez que votre travail soit. Enfin, à partir de tout ce qui aura été dit, les récits recueillis, les propositions émises, on pourra partir sur quelque chose qui est une base pour structurer les luttes à venir, avec des acteurs qui seront essentiels : les syndicats. C’est que nous, on ne fait pas ça sans les syndicats. Au contraire, on est les alliés des syndicats dans cette histoire.

Autre chose : le premier chapitre sera ouvert le 14 juin soir, mais il ne sera pas refermé le 14 juin au soir. Ça peut durer des mois, un an pourquoi pas. Des propositions, il va y en avoir mille. On va mettre un grand tableau où les gens pourront afficher leurs propositions, une espèce de recueil de doléances. Et à partir de là, on va se mettre d’accord sur une, deux ou trois propositions qu’on aimerait faire vivre par la suite. Je ne vais pas donner d’exemple pour ne pas orienter quoi que ce soit, mais prenons une proposition, une réclamation sans lui donner de nom. Cette réclamation, on se donne l’objectif de la porter et de la faire gagner. On va s’organiser, on va en parler au-delà du 14 juin. On va rappeler les gens qui sont venus ou qui ne sont pas venus, les appeler à venir dans des cafés où on organisera d’autres rendez-vous pour structurer des actions plus directes. À partir de là, tout est possible.

Je pense que j’ai dit l’essentiel. 

Edouard Odièvre (Nord Littoral)

Justement, la question logique qui débouche après, c’est : est-ce qu’il y a une ambition politique derrière, à terme ? Politique dans le sens représentatif.

Valentin De Poorter

Calais la Sociale n’est pas dans la représentation mais dans la rencontre. C’est-à-dire que les syndicats sont dans la représentation, ils font leur travail, les partis politiques aussi. La question nous a déjà été posée. Calais la Sociale va-t-elle présenter une liste aux municipales en 2026 ? La réponse est non. Calais la Sociale n’est pas une structure qui a vocation à représenter. Maintenant, si les gens qui passent par Calais la Sociale se sentent d’aller sur ce terrain, celui des élections, il faut foncer. Je pense que le pouvoir, il faut le reprendre à la fois dans les entreprises et à la fois dans les institutions politiques. 

Edouard Odièvre (Nord Littoral)

Vous vous doutez bien que du côté de Natacha Bouchart, ils vont vous voir comme l’avant-garde du prolétariat… 

Valentin De Poorter

Natacha Bouchart se cherche des adversaires parce qu’elle est candidate aux élections. Donc évidemment, elle nous voit comme des adversaires. Un de ses adjoints m’a d’ailleurs déjà qualifié avec ce terme. Ça dit beaucoup plus d’eux que de nous. 

Eric Dauchart (La Voix du Nord)

Si vous ne présentez pas de listes, d’accord, mais le risque c’est que des gens d’une liste se servent de vous pour faire une campagne. Et dans ces cas-là, même si vous n’êtes pas représentés, vous êtes quand même acteur d’une campagne et je rejoins Edouard dans l’idée d’une ambition politique. OK Calais la Sociale n’aura pas de candidat mais si tous les deux jours, il y a des vidéos comme ça avec les mêmes qui proposent des choses, là on pourra… Mais à ce moment-là seulement.

Pierre Muys

En fait, sur les temps politiques, comme celui ouvert par les élections européennes, on nous a fait des propositions. La réunion publique des Écologistes du 1er juin sur l’état de l’emploi dans le Calaisis, par exemple. C’est des moments qui sont vraiment intéressants en soi, mais dont on ne fera pas la promotion, au même titre que la caravane insoumise au Beau-Marais. Premièrement par volonté d’équité de traitement qu’on ne peut pas, par notre statut de bénévoles assumer, mais aussi parce que ces moments s’inscrivent dans le cadre d’enjeux politiques qui ne sont pas les nôtres. La seule raison d’existence de ces événements est d’obtenir de la part du public un bulletin dans une urne. Aucune critique là dedans, on ne cherche simplement pas la même chose. 

Le projet de Calais la Sociale, c’est de se fabriquer une charpente et des outils sur un temps quotidien, sur plusieurs années. d’ouvrir une tribune pour que des gens soumis à un quelconque lien de subordination puissent en parler, de créer une histoire locale et populaire de ce qu’il se passe ici, à Calais. Si Calais la Sociale existe, c’est parce qu’il y a quelque chose qui est vraiment occulté : nous sommes une ville dont l’histoire est profondément ancrée dans l’exploitation des travailleurs. Depuis quelques années, on a un grand écran de fumée qui s’impose à nos yeux avec des choses liées à la nécessité d’être compétitifs sur le plan touristique, l’attractivité territoriale. Difficile de trouver du sens dans le travail là-dedans. 

Donc le but n’est pas de partir dans une quelconque élection. Si c’est que ça, on va décevoir des gens. Par contre, si ces états généraux permettent à des salarié·es et à tous types de personnes en situation d’oppression de s’organiser, de se dire : « Effectivement, tout ça va dans le sens de notre intérêt collectif, faut qu’on y aille », c’est tant mieux parce qu’on aura permis à ces gens de s’extirper d’un sentiment d’impuissance quasiment généralisé.

Si on arrive à faire 80 ou 100 personnes, le 14 juin, c’est génial. Si les gens qui viennent finissent par s’organiser et se dire grâce à ces rendez-vous : « Tiens, on n’est pas si nuls que ça, on peut peut-être aussi aller les chercher, ces gens qui nous foutent au chômage, qui nous font bosser jusqu’à 64 ans, qui payent mal, nous imposent la peur et le silence ! ». Si les gens sont capables de se relever, de se dire que ça peut se passer autrement, rien que parce qu’ils se mettent à le décider, qu’ils vont s’employer au quotidien pour faire en sorte que leur situation change, ça serait quand même une belle chose à vivre, collectivement.

Eric Dauchart (La Voix du Nord)

Les travailleuses et les travailleurs de toutes les entreprises, quelque part, c’est auprès du MEDEF qu’il faut aller déposer vos propositions. Parce que c’est les patrons. La maire n’a aucun pouvoir sur ce qu’il se passe dans les entreprises. Et vous avez pas prévu ça, ce genre de propositions ? Aller rencontrer par exemple le DRH de l’hôpital, le MEDEF, des patrons avec vos propositions justement ? Est-ce que vous avez prévu de rencontrer ceux qui donnent des ordres et qui pourraient améliorer les conditions de travail ? 

Pierre Muys

Oui, c’est pas un truc à écarter. Mais on va y aller seulement si on a des bagages. En fait, j’ai pas un plan tracé de tout ce truc. Je sais juste que ça va dans le sens de ce qu’il faut faire pour donner envie aux gens de se remettre un peu à s’intéresser à la politique, à s’intéresser à l’économie du travail. J’ai pas réfléchi à ce qu’il doit se passer le 14 juin. Qu’est-ce qui va déboucher de tout ça ? J’en sais rien. Si ça nous permet d’aller à Coquelles devant les portes du MEDEF, c’est chouette. Mais si c’est pas ça, ça sera autre chose.

Disons que nous, on démarre des affaires. On fabrique des amorces, des départs de feu. Mais on sait que s’il n’y a pas de combustible derrière, on tirera une sacrée remorque, ça ne servira à rien. Enfin, on verra. J’espère que ce qu’on fera intéressera du monde et que les gens nous pousseront à poursuivre ces rencontres.

Valentin De Poorter

Tout ça rejoint cette idée selon laquelle les salariés doivent se faire entendre, reprendre le pouvoir d’une certaine manière, avant tout dans l’entreprise. Donc, oui : engager un dialogue et un rapport de force avec le MEDEF, bien sûr. Je dis un rapport de force parce que c’est comme ça que ça fonctionne. Les patrons accordent rarement des choses de bonne volonté. Et en même temps, reprendre le pouvoir dans les institutions politiques. Qu’est-ce qui fait que la sécurité sociale existe et que c’est un truc vachement bien ? C’est parce que c’est dans la loi. À un moment donné, il y a des gens dans les institutions qui ont rédigé cette loi, qui l’ont promulguée. Et si on n’a pas des alliés dans les institutions politiques, on ne s’en sortira pas. 

Alors maintenant, la mairie de Calais, c’est pas l’endroit où on va changer le travail. C’est pas depuis cet endroit que ça va arriver. Ce serait un peu trop simple. Donc ce serait complètement absurde de dire : « On veut changer le travail donc on va se présenter aux municipales à Calais ! ». Mais en même temps, c’est aussi une façon de remuer un petit peu les partis politiques locaux de gauche, les amener à s’emparer de cette question du travail qui est une question politique. C’est l’idée que le travail, on peut en débattre.

Prenons un exemple. J’ai parlé un moment avec une salariée d’Armatis qui s’appelle Amélie. Elle me disait : « On n’a pas le temps de souffler. Une fois que je raccroche mon téléphone, que mon appel est terminé, je dois faire un mail pour répondre à la réclamation précédente et j’ai deux minutes, chrono en main, avant que le prochain coup de téléphone arrive ». Et elle me dit qu’elle n’a pas le temps de souffler, de prendre un café. Il y a une pression constante qui est mise.

Et critiquer ce rythme, dire qu’on a envie que ça aille moins vite, c’est politique. Pourquoi ? Parce que ce qui fait que ça va vite, c’est qu’il y a des actionnaires à nourrir. C’est qu’il y a tout un système de concurrence, de compétitivité qui se met en place et qui fait que, même la plus petite entreprise, le plus petit commerçant, est mis en concurrence avec de très grosses entreprises comme Amazon. Les commerçant du centre-ville de Calais nous le disent. Résultat : il faut aller encore plus vite, essayer d’être toujours plus attractif. C’est ça qui pose problème dans beaucoup de boîtes. C’est qu’on pousse les salariés à bout, on les essouffle et ils n’en peuvent plus. Vouloir ralentir le rythme, c’est s’opposer politiquement à tout ce système et à ceux qui l’entretiennent. 

Edouard Odièvre (Nord Littoral)

Et du coup Calais la Sociale vous la financez toujours sur vos fonds propres ? 

Pierre Muys

Là, on a ouvert un compte. On a une association qui existe depuis maintenant deux mois. 

Valentin De Poorter

Et  il est possible de nous faire des dons. Pour l’instant, on a fonctionné pendant un an et demi avec nos moyens, sur notre temps libre, en dehors du boulot. Et là, on ouvre la possibilité de faire des dons. On a commencé à en recevoir quelques-uns. On lancera sans doute une campagne de financement un peu plus tard pour avoir des moyens techniques, pouvoir organiser des événements, pour les salles, pour défrayer les gens qu’on va inviter. Donc les sous qu’on va récolter, c’est surtout pour du support technique. Ce n’est pas encore pour nous rémunérer. On ne gagne pas d’argent avec Calais la Sociale. 

Pierre Muys

On n’a pas encore le business plan pour avoir tout ça. 

Edouard Odièvre (Nord Littoral)

Le 14 juin, ce sera gratuit ?

Pierre Muys

Oui, ce sera gratuit. 

Edouard Odièvre (Nord Littoral)

Il y a combien de divisions chez Calais la Sociale, à part vous deux ? 

Pierre Muys

On est 9 personnes, qui travaillons plus ou moins régulièrement. 

Valentin De Poorter

Calais la Sociale repose sur notre capacité, comme toutes les associations, à nous libérer du temps. Pierre et moi, on a un métier qui nous permet ça. Pierre est technicien intermittent, moi je suis journaliste indépendant.

Eric Dauchart (La Voix du Nord)

Vous savez déjà si vous avez un deuxième rendez-vous ?

Pierre Muys

Alors, on a un autre truc qui va arriver très vite : on projette un documentaire qu’on a réalisé. Ce sera à l’Alhambra, le 16 juin à 17 heures. Ce documentaire va s’appeler Nos hommes. Ce sera sur la lutte des femmes de Prysmian.

Valentin De Poorter

On les a suivies pendant des mois, donc on a des heures et des heures de rush. 

Pierre Muys

L’idée, c’est de faire un récit un peu plus cohérent sur une cinquantaine de minutes. Ça sera un moment chouette, ce sera la fête des pères. Les femmes seront là, les salariés seront là, les enfants seront là. 

Valentin De Poorter

Ce sera co-organisé avec la CGT de Prysmian. 

À Calais, le 27 mai 2024.


Nord Littoral, édition du 28 mai 2024.
La Voix du Nord, édition de Calais du 30 mai 2024.