

C’est ce qu’on pourrait appeler une
« opération coup de poing ».
Ce lundi 3 Novembre, vers 16H00, c’est en cortège qu’ils sont arrivés en force à l’entrée du port de la zone maritime de Boulogne sur mer pour tenter d’interrompre un temps de travail en commission avec les élus de la Communauté d’agglomération du Boulonnais (CAB).
Eux, ce sont des agriculteurs, éleveurs de la région du Boulonnais.
Ils viennent de Desvres, de Saint Martin, de Marquise et d’un grand nombre d’exploitations alentours. Ils ont répondu à l’appel de la FNSEA et également du syndicat des jeunes agriculteurs.
Une trentaine de tracteurs imposants ont convergé vers les abords du bâtiment public, certains chargés de vieux pneus, d’autres remplis de fumiers, qu’ils ont déversés de part et d’autre du site. Les ronds points et l’accès au port sont ainsi bloqués, les tracteurs se stationnent en enfilade, bloquant le passage.
Très vite force de l’ordre et compagnie de CRS en nombre sont dépêchés pour empêcher l’entrée dans le bâtiment. La tension s’installe et les pourparlers débutent. Elles vont durer un long moment, la nuit tombe peu à peu. Et la tension est palpable.

Ce qui est en jeu est clair.
Ce que la présidente de la fédération départementale (FDSEA), Mme Lucie Delebarre, dénonce avant tout, c’est un manque total de concertation autour du nouveau diagnostic environnemental lancé à l’échelle du Boulonnais.
Selon elle, les agriculteurs ont découvert, presque par hasard, un document de plusieurs centaines de pages fixant la possibilité d’étendre les zones humides et donc de réduire les zones exploitables.
« On a vu ces lignes apparaître dans un tableau de 400 ou 500 entrées, sans qu’on nous consulte, explique-t-elle. Ce n’est pas notre métier de décrypter des instructions administratives et techniques, le problème, c’est qu’elles ont un impact sur nos pratiques. »
Pour la fédération, l’enjeu n’est pas de nier la réalité du changement climatique, mais de refuser une écologie imposée d’en haut, perçue comme « déconnectée du terrain ». Les agriculteurs du Boulonnais – souvent de petites exploitations familiales d’élevage – disent craindre une asphyxie réglementaire : la transformation de 2 500 à près de 5 000 hectares en zones humides restreindrait leurs marges de manœuvre et compromettrait, selon eux, la transmission de leurs fermes.
« Les jeunes qui reprennent des exploitations ont besoin d’y croire, poursuit la présidente. Si on fige les terres, on condamne l’avenir de l’agriculture locale. »
Pourtant, sur l’autre côté du débat, les défenseurs de l’environnement rappellent que le dérèglement climatique est là, que les sols s’épuisent, et que la préservation des zones humides est un levier majeur pour réguler les inondations, filtrer les polluants et garantir la ressource en eau à long terme.
Ce blocus, on le sent donc bien s’inscrit dans un enjeu plus large, celle de deux visions de l’avenir qu’il faudrait rendre compatible : écologie versus agriculture.
Dans le Boulonnais et à l’échelle nationale également, la question de l’eau, de sa gestion, de l’installation de « méga-bassines », du droit — ou non — d’arroser, revient régulièrement comme un point de crispation entre agriculture et les collectivités et citoyens engagés (Cf le mouvement des Soulèvements de la terre)
Dès les années 2000, le Parc naturel régional des Caps et Marais d’Opale évoquait déjà la gestion durable de l’eau « et la préservation des vallées de la Liane, de la Slack et de Wimereux ».
Une cartographie des zones humides a d’ailleurs été établi en 2012 dans le bassin du Boulonnais. Mais plus de dix ans plus tard, le contexte a changé.
Le dérèglement climatique s’accélère et les politiques publiques tentent de prendre en compte ce changement : repenser les usages de l’eau, anticiper les tensions à venir, et imposer une régulation. Et c’est cette régulation qui est perçue par les agriculteurs comme une contrainte supplémentaire et qui cristallise aujourd’hui leur colère et leur inquiétude.
Ce que l’on sent bien, c’est que derrière cette ‘guerre de l’eau’, il est aussi question de reconnaissance.
Les agriculteurs disent se sentir jugés, encadrés, contraints par de multiples directives :
« On veut participer au débat, pas être mis devant le fait accompli. On fait déjà évoluer nos pratiques : on travaille sur l’irrigation raisonnée, sur la gestion des cours d’eau, sur la rotation des cultures, sur la limitation des traitements. Mais à force, on est épuisé. On a besoin qu’on nous laisse travailler sereinement. C’est un travail qui est exigeant et à cette heure, certains qui n’ont pas pu venir, il faut le dire, sont comme chaque jour, auprès de leur vache pour assurer la traite»
Dans le Boulonnais, la moitié des agriculteurs partiront à la retraite d’ici dix ans. Ceux qui restent — souvent des jeunes éleveurs, investis dans des exploitations familiales — disent vouloir continuer à croire en leur métier, à condition qu’on leur en donne les moyens.
« Ils veulent du revenu, du sens, et la possibilité de s’agrandir un peu. Ce ne sont pas des industriels, ce sont des familles. »
Mais ces paroles, si elles sont légitimes, ne peuvent ignorer cette réalité d’un modèle agricole traditionnel qui peine à se transformer et qui est, lui même, victime des enjeux de productivité et qui doit aujourd’hui et plus que jamais penser : agro-écologie.






Au bord de la nuit et en cette fin de journée de mardi, l’étau finalement se desserre.
Face à la pression, face à cette mobilisation conséquente, la réunion à la CAB est suspendue. Un nouvel échange est proposé pour la semaine prochaine entre les représentants agricoles, les techniciens et les élus des collectivités.
L’objectif est simple : reprendre le dialogue, point par point, avant toute validation du diagnostic. « Nous ne sommes pas des délinquants, rappelle la présidente. On veut simplement être entendus. »
Cette trêve est provisoire mais elle laisse entrevoir la possibilité d’un débat certes fragile mais davantage ouvert sur la gestion de l’eau par les agriculteurs dans le Boulonnais.
Dans la nuit, les tracteurs en cortège se remettent en route, un grondement sourd et des coups de klaxons résonnent dans toute la ville.
Histoire à suivre.
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Pour saisir davantage encore cet enjeu de la « guerre de l’eau »
Nous vous invitons à découvrir le documentaire sonore pour l’émission LSD,
Rémi Dybowski Douat
Enquête sur l’eau. Celle qui coule, ou pas, du robinet, inquiète le monde agricole et des citoyens de plus en plus nombreux. Indispensable à la survie, elle vient à manquer et devient objet politique à part entière.
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-la-guerre-de-l-eau
