

Quand l’assistance s’arrête à quai
Nous sommes vendredi. C’est la mi-octobre.
La météo est clémente depuis plusieurs jours, la mer presque accueillante.
Tôt le matin, puis à la mi-journée, plusieurs taxi-boats ont quitté les plages plus au sud — Camiers, Equihen… — embarquant des personnes en exil vers l’Angleterre.
Rapidement pourtant, deux embarcations sont signalées en difficulté : un moteur à l’arrêt, une avarie semble-t-il.
Pour l’un des bateaux, des personnes sont « repêchées » alors qu’elles sont dans l’eau depuis près d’une demi-heure.
Deux navires de secours sont dépêchés : la Garonne et l’Abeille Normandie, remorqueur affrété pour les missions d’assistance maritime.
Tous deux ramènent les naufragés au port de Boulogne-sur-Mer, où plus de 150 personnes sont prises en charge par la sécurité civile.
Ces scènes, devenues régulières, illustrent la mécanique de la “crise des small boats” : des embarcations de fortune, surchargées, parties du littoral d’Opale vers l’Angleterre.
Les autorités repèrent, interceptent, assistent — mais une question reste entière : qu’advient-il des personnes en situation d’exil secourus après leur arrivée à quai à Boulogne sur mer ?
De la mer… au quai… puis dehors
Sur le quai de l’Europe, loin très loin au fond de la zone maritime, les bénévoles d’Opal Exil, informés de l’arrivée des bateaux, attendent : couvertures, vêtements secs, thé chaud, tout est prêt.
« On voyait bien qu’ils étaient nombreux, raconte Brigitte Duhem, bénévole activiste et membre de la collégiale d’Opal Exil. Alors on a attendu. On a attendu longtemps à l’extérieur de la zone portuaire où nous ne sommes pas autorisés à rentrer. »
Les véhicules de la protection civile eux finissent par arriver.
Les rescapés, hommes pour la plupart, quelques femmes et adolescents, sont dirigés vers un hangar pour les premiers soins.
Les bénévoles derrière la grille, observent de loin. Ils attendent, se préparent, s’inquiètent.
Ce jour là, ils sont quatre, tous membres de cette jeune et dynamique association Opal’Exil.
« À un moment, on s’est dit : ils n’auront jamais le temps d’aller à la gare à pied. Alors on a tout réorganisé. »
Au bord de la nuit, l’associations improvise : des rotations de voitures entre le port et la gare, à plus de trois kilomètres.
UN DEFILé DE FANTôMES
Devant la gare, d’autres équipes montent un point de distribution.
« On a jeté toutes nos forces dans la bataille, dit Brigitte. On savait que s’ils restaient là, ces personnes dormiraient dehors, devant une gare fermée. On ne pouvait pas laisser faire ça. »
Les images restent gravées.
Certains exilés ont passé plus de douze heures en mer, parfois à la dérive, avant d’être ramenés au port.
« C’était terrible. On aurait dit un défilé de fantômes, tous en couvertures de survie, épuisés, perdus, glacés. Obligés de marcher plus de trois kilomètres en claquette pour rejoindre le port »
Car, malgré leur épuisement et leur « état de choc », aucun hébergement ne leur est proposé.





Les rescapés, escortés par les forces de l’ordre, quittent le port à pied pour rejoindre la gare de Boulogne sur mer.
« C’est comme ça à chaque fois, explique Brigitte. Quand il y a un décès en mer, l’État envoie des bus pour les emmener à Calais, parce qu’il y a une enquête. Mais quand il n’y a pas de morts, on les met dehors. Ils partent à pied et marchent longtemps. Tout le monde le sait. Et on observe ça, impuissant, juste avec notre volonté de rendre çà moins violent pour eux »
De la débrouille et des liens
Alors, dans cette bordure de nuit, les bénévoles de l’association ont pris les choses en main.
Brigitte et les autres conduisent sans s’arrêter, multipliant les allers-retours.
« Je me présentais vite : Je m’appelle Brigitte, je suis d’Opal Exil. À la gare, on va vous donner à manger. Moi, je conduis. On se souriait un peu, on se disait quelques mots et c’est tout, fallait resté concentré »
À chaque arrêt à la gare : « Sortez vite, que je retourne chercher les autres. »
« Malgré tout, dans ce moment rapide, c’est comme si on réussissait à leur redonner un peu de courage »
Sur les banquettes arrière de chaque chauffeur, il y a le monde tout entier : Tigréens, Soudanais, Iraniens, des Irakiens, Syriens, Érythréens, Somaliens, et même, des personnes venues d’Asie
« Ils étaient de partout, mais tous dans le même état d’abandon et de fatigue. »
La coopération entre l’association Opal’Exil et le collectif d’habitants Alors On Aide a été décisive.
« On était beaucoup de bénévoles à la gare, il y avait une vraie cohésion, souligne Brigitte.
« Sans cette réorganisation en fin de journée, ça aurait été la catastrophe. On ne pensait pas réussir à transporter tout le monde. Et pourtant, on y est arrivé. C’était fou, incroyable. »


Mais plus tard dans la soirée, le doute s’installe.
« Tu rentres, tu t’écroules, et là tu te dis :
qu’est-ce qu’on a fait ? Oui, on leur a apporté du réconfort, de quoi manger et y croire un peu encore, on les a aidés à avancer. Mais au fond, on n’a fait que les déplacer. On les a emmenés à la gare pour qu’ils repartent vers Calais, là où ils vont encore galérer. Sans rien, sans solution d’hébergement. Et ça, ça fait mal. On n’a pas les structures ici à Boulogne sur mer, pas de tentes, pas de lieu, même pour une nuit, un hangars, une salle municipale, pour les accueillir. Alors on les renvoie ailleurs. »
« En même tant, on sait que ça n’est pas suffisant de faire ce qu’on fait, mais que ça compte. C’est tout ce qu’on peut faire. »



Et puis l’histoire évidemment ne s’arrête pas là, car plus tard encore dans la nuit, quelques petits groupes de trois, quatre, parfois six personnes naufragés sont encore retrouvés dans les rues de Boulogne.
Ils portent aux pieds des claquettes offertes par la protection civile, dans les bras leurs couvertures de survie gonflées par les habits mouillés.
Ils errent sans solution, grelottants, cherchant un endroit où dormir.Ceux-là ont raté leur train, et après le sauvetage, plus personne ne les attend.
Quelques bénévoles se mobilisent dans un dernier effort pour leur amener couverture, pains, yaourt et réconfort.
Au pied d’un supermarché, avec les néons comme lampe de chevet, recroquevillés les uns contre les autres, ils passeront ici, recroquevillés au sol, leur nuit après naufrage.


Un manquement d’État, une politique assumée
Ce que cet après-midi et nuit révèlent, c’est moins un manquement d’Etat qu’un choix politique.
Une politique de l’assistance minimale : sauver, puis laisser.
« Quand on parle de porter secours, on imagine un lieu, un temps pour souffler. Ici, c’est un arrêt sans destination. On les pose, puis on repart. »
Ce système de délégation permanente — à la société civile, aux bénévoles — permet à l’État de cocher la case “sauvetage” sans assumer le reste.
« Ce n’est pas une faille, c’est une méthode. Une chaîne entière accepte cette absurdité. »
Exiger un droit à la mise à l’abri lors des naufrages
Les associations locales, sans moyens mais pas sans courage, et soutenu par Boulogne La Sociale réclament désormais à l’Etat :
- un accueil inconditionnel et digne après chaque sauvetage (repas, abri, repos)
- un transport systématique vers un lieu sécurisé,
- la mise à disposition de moyens pérennes pour les acteurs bénévoles sur le terrain,
- et une politique qui fasse de l’accueil un devoir d’État, pas une faveur ponctuelle.
« On ne demande pas la lune, conclut Brigitte Duhem.
Juste que ceux que l’on sauve à quai ne soient pas abandonnés vingt mètres plus loin. »
Merci à chacun des citoyens mobilisés hier, au service de l’Humain.
Ici dans cette frontière littoral, des gens ont décidé de s’ENGAGER

