

C’est le haut de la ville de Boulogne-sur-Mer.
Un quartier comme suspendu, posé sur un grand plateau qui domine la mer.
Ici, c’est le « Chemin Vert ».
Un nom familier pour les Boulonnais, souvent associé à insécurité, insalubrité…
Un quartier abîmé certes mais surtout par sa réputation.
Le Chemin Vert, un ensemble de trois secteurs : Transition, Aiglon et Triennal.
De grands ensembles de logements sociaux construits dans l’après-guerre pour loger les familles ouvrières déplacées du centre-ville entièrement détruit.
Aujourd’hui, le quartier est classé “prioritaire” — une étiquette administrative qui dit beaucoup mais qui stigmatise plus qu’elle n’élève.
Nous, on a décidé de s’y poser quelques heures, plus précisément dans le quartier Triennal, pour rencontrer Francis Bernard, Loïc Sarazin et quelques habitants.
On s’est installé dans les locaux de la Fourmillière, une coopérative, au rez-de-chaussée d’une des tours encore habités.






“Peut-on vraiment réinventer une ville sans ceux qui l’habitent ?”
Ce « quartier d’avenir », ressemble pour l’instant davantage à un chantier sans fin. En effet, difficile de dire si c’est un quartier en travaux ou un quartier qu’on a laissé à l’abandon.
Il y a à la fois : des immeubles murés, qu’on devine promis à la démolition, d’autres en rénovation, encore échafaudés, et deux bâtiments flambant neufs, comme sortis de terre, un peu trop propre. Et partout, des grues, des pylônes, des blocs de béton, des pelleteuses, des travaux en cours, de la boue, de la poussière et quelques silhouettes qui s’avancent ici et là.




Le long d’un mur, une série de panneaux plus prometteurs les uns que les autres “Boulogne se réinvente”, “ça bouge au chemin vert”. Des promesses bien alignées sur fond gris, que plus personne ne prend la peine de lire.
« C’est apparu, comme ça un jour, on s’est demandé d’où ça venait » s’étonne encore Loïc




Derrière les bonnes intentions politiques, les habitants racontent une autre histoire. On comprend vite qu’ici les choses ne sont pas faites dans le « bon sens ». Modernisation, co-construction… des mots qui sonnent bien sur les affiches, mais qui n’ont plus grand-chose à voir avec la réalité du terrain. Et on comprend assez vite que cette rénovation est une histoire faite de promesses non tenues, de réunions tape à l’oeil, de loyers augmentés et de constructions pour quelques privilégiés. Que se passe t’il à Triennal ? A qui profite cette réhabilitation ? Où sont les habitants ? Et ceux qui sont restés, que vivent ils ? Et qu’attendent-ils encore de ce projet ?
LE GRAND DETOURNEMENT
Difficile d’évoquer ce qui se passe actuellement dans la rénovation de ce quartier sans évoquer le conseil citoyen.
C’est lui qui devait servir d’interface entre la mairie et les habitants.
Francis Bernard, élu de ce conseil citoyen n’est pas content.
Les sourcils sont froncés, le regard est sombre, la véhémence de son propos témoigne de son profond agacement. « Y en a marre, on se moque de nous »
Dans ce Conseil citoyen de six personnes, Francis nous explique que tous sont co-présidents. Les six membres ont les mêmes droits et responsabilités. « C’est complètement horizontal, archi-horizontal » « Moi, je reçois les gens, j’écoute leurs problèmes, je fais le lien avec la mairie, avec M. le Maire directement quand c’est nécessaire. »
Mais c’est essentiellement avec les bailleurs sociaux que Francis Bernard échange, ou bien se bat devrait on dire.
« Au début, quand on était encore “Conseil citoyen ville”, ça fonctionnait un peu.
Mais après, ça a mal tourné. On avait un local Place Vignon, prêté par la mairie. Mais il fallait ouvrir le dimanche matin, parce que c’était le jour du marché. On devait accueillir les gens, faire présence… c’était la vitrine de la mairie. Quand on est passés en association indépendante, plusieurs portes se sont fermées. On n’était plus “au service” du maire, donc forcément, on dérangeait. »
Aujourd’hui, le conseil citoyen a trouvé refuge dans la Fourmilière.
Un lieu collectif, vivant : friperie, laverie, blanchisserie, atelier couture… un petit écosystème d’activités sociales et solidaires.
La mairie leur loue des locaux en rez-de-chaussée — pour un loyer exorbitant.
C’est le poumon du quartier, un espace où l’on bricole, où l’on répare, où l’on écoute.
Nous avons d’ailleurs décidé d’y revenir bientôt, pour raconter ce qui s’y invente, jour après jour.
Mais pour l’heure, restons sur cette question de la rénovation.
Francis nous le répète en boucle :
« Pour le quartier transition, ANRU 1 pourquoi pas mais ici ce programme ANRU2, ça ne marche pas »
L’ANRU c’est l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine, un établissement public qui finance et accompagne les collectivités et bailleurs sociaux pour transformer les quartiers vulnérables, en intervenant sur l’habitat, les espaces publics, les infrastructures et les mobilités
« La mairie parle d’avenir. Elle prononce des mots brillants dans le journal municipal, elle a signé, en grande pompe, ce contrat ANRU 2 avec l’État : des millions d’euros promis pour “réhabiliter. En vrai on est jamais informé de rien. On ne sait pas où va l’argent. On ne nous dit rien. Ni quand les barres vont être détruites, ni le programme des travaux »,
Alors forcément, le doute s’installe.
« On voit de grandes infrastructures sortir de terre ailleurs dans la ville, et on se demande si ce n’est pas l’argent du programme ANRU 2 qui y passe. »
Et puis Loïc et Francis le répètent : les priorités ne sont pas les mêmes pour tout le monde.
« On a construit à la hâte ce grand bâtiment blanc, flambant neuf — une école de travail social, l’IRTS.
Et puis la tour là-bas, rutilante dorée pour une association d’intégration, AMIE du Boulonnais…
En clair, ce plan ANRU ne prend pas en compte avant tout, les besoins des habitants du quartier. »




Ce qui est sûr, c’est que Francis fustige la déconnexion entre les décideurs et le terrain.
Ici, les habitants n’ont pas besoin de symboles ou de vitrines — ils demandent juste qu’on les écoute et qu’on répare vraiment ce qui est cassé.
« C’est ça aussi, le problème, le directeur des HLM, M. Charton, ne connaît même pas le prix des loyers. Comment voulez-vous qu’il comprenne ce que vivent les gens ici ? Il parle de “rénovation” comme d’un chiffre, pas comme d’un toit. Il n’a jamais mis les pieds dans un appartement humide, jamais vu une famille coincée entre deux relogements. Pour lui, un logement, c’est un dossier. Pour nous, c’est une vie. »
TOUT VIENT d’EN HAUT
On prend le temps avec Loïc Sarazin de faire le tour du quartier et tout semble ici assez irréel.
Loïc nous montre le plan et nous explique : « Au milieu, ils construisent maintenant une zone qu’ils appellent “sportive”.On ne sait pas trop ce que ce sera : un terrain de basket ? une piste de roller ? Personne ne nous a expliqué. Les habitants n’ont pas été consultés, comme d’habitude. Tout vient d’en haut. Et quand on a simplement demandé un petit espace de jeu pour les mamans du quartier, le temps des travaux, voilà ce qu’on a eu : un carré d’herbe et un jeu posé au milieu. »
Loïc Sarrazin secoue la tête, visiblement attéré par la situation



« C’est ubuesque, dit-il. Rien n’a de sens. On ne sait plus si on doit hurler ou pleurer. On est fatigué, tout simplement. Fatigués de parler dans le vide. »
Les décisions tombent sans explication, les projets avancent sans concertation.
Ce sentiment d’être mis à l’écart, relégué dans son propre quartier, revient dans toutes les discussions.
On parle de “renouveau urbain”, mais ce que l’on voit ici c’est que ce renouveau ressemble surtout à une amputation. La politique de la ville a opéré à un nettoyage sans prendre en compte les besoins et les personnes.
« Les seules réunions organisées pour les habitants, ce sont des espèces de fête avec des flonflons alors que nous on aimerait se mettre autour de la table, discuter ensemble, comprendre, être associé, proposer des aménagements » précise Loïc.
Ceux qui restent parlent d’un quartier qu’on a refait sans eux, et parfois contre eux.
« Les gens sont partis sans qu’on leur demande leur avis. Certains pleurent encore leurs voisins. On a cassé les liens, pas seulement les immeubles. »
« L’État a signé, la mairie a signé, mais nous, on comprend pas ce qui se passe », soupire Loïc Sarrazin.
« On voit les habitants partir, mais pas la vie revenir. ». Pas de réunions, pas de comptes rendus, pas d’information sur les travaux, les loyers, les relogements.
« On apprend tout par hasard, ou quand c’est déjà trop tard. »
UN QUARTIER QUI SE VIDE
Avant, le quartier vivait serré, bruyant, un peu cabossé mais solidaire. Au Chemin Vert, tout le monde se connaissait. Les enfants jouaient sur le parking, les anciens s’installaient sur les bancs de la Triennale, les jeunes traînaient du côté du parc sportif.
Il y avait une vie de quartier et surtout une forme de présence continue — ce sentiment d’appartenir à un lieu, même modeste, mais à soi.
« Avant, on avait de la vie, des voisins, une vraie communauté », résume Francis Bernard.
« Et puis les gens étaient là depuis 30 voire 40 ans ». Plus de 10 000 personnes vivaient ici.
Puis la rénovation a commencé. Et « on a demandé aux gens de s’en aller ».
Les premiers déménagements “provisoires”, les immeubles vidés petit à petit. Les gens sont partis en pensant qu’ils reviendraient. « Mais le problème, c’est qu’on sait pas le prix des loyers en retour ». Certains se sont déplacés à l’autre bout de Boulogne, d’autres dans des communes voisines, parfois sans voiture, sans repère, sans lien. « Je connais une vielle dame qui habitait ici depuis toujours et maintenant elle est seule en ville »
Dans les rues, on croise de grand ensemble totalement muré, des boîtes aux lettres sans nom, des battisses à l’abandon. « On est un peu moins de 3000 personnes à présent »
Et il faut voir l’état des bâtiments.






Des murs noircis par l’humidité, des plafonds qui s’effritent, des champignons qui rampent lentement sous les papiers peints, les cages d’escalier
Dans certains appartements, l’odeur d’humidité est devenue permanente.
Les fenêtres ferment mal, il y a des fuites, et le chauffage collectif, n’est mis en fonctionnement qu’à la mi novembre
« On a tout signalé, raconte Franci. Les infiltrations, la moisissure, les odeurs.
On le dit depuis des mois, mais rien ne bouge. »
Les habitants ont envoyé des courriers, interpellé le maire à plusieurs reprises.
Toujours la même promesse : “On va voir, on vous tient au courant.”
Alors, dans le quartier, Bernard ironise
« Ta réponse tu l’auras au 25 décembre. »
C’est la manière ironique de dire qu’on n’attend plus rien.
Beaucoup d’habitants refusent de témoigner à visage découvert. Il y a de la peur.
Peur d’avoir des ennuis avec le bailleur, peur d’être mal noté par le service logement, peur de se voir refuser une demande ou une réparation.
« Ici, si tu parles trop, on te le fera payer. » Ce silence imposé est devenu la norme.
Loïc, responsable également à ATD quart monde parle de « maltraitance institutionnelle »
En clair, « les institutions se félicitent de “co-construire” le renouveau du quartier, pendant que ceux qui y vivent dorment dans des logements insalubres et n’ont pas le droit de se plaindre »
LE VRAI COEUR BATTANT DU CHEMIN VERT
En clair, au Chemin Vert, ce quartier en reconstruction, ce sont surtout des vies qui ont été défaites. Les grues finiront par s’en aller, tout comme les grandes et belles intentions municipales Resteront ceux qui tiennent encore debout, notamment à la Fourmilière. Dans ce rez-de-chaussée de tour, ça bricole, ça répare, ça écoute, ça brasse.
On sent que c’est l’un des seuls endroits où les habitants ont encore voix au chapitre.
Un petit bastion au cœur d’un quartier qu’on refait sans eux.
« On voit les habitants partir, mais pas la vie revenir, alors on a pas le choix que de rester là pour continuer à faire du lien », dit Loïc Sarazin.
La phrase claque comme un constat : au Chemin Vert, la rénovation « n’a pas redonné vie au quartier, elle l’a amputé » mais la résistance citoyenne est forte.
Tant qu’il restera des voix pour veiller, pour dénoncer et notamment dans cette Fourmilière, le quartier n’est pas mort. Francis, Loïc et d’autres que j’ai croisés ici rappellent que la dignité n’est pas négociable.
Ils n’attendent plus rien d’en haut, mais continuent d’agir d’en bas.
Et puis c’est peut-être là finalement le vrai cœur battant du Chemin Vert.
