“Calais est ouvert à tous”. C’est le constat dressé par le rédacteur en chef du journal Nord Littoral. Dans “le mot du jour” du 27 septembre, il se réjouit d’une ville qui se veut “accueillante aux touristes” et “accueillante aussi pour nos compagnons à quatre pattes”*. Bien sûr, l’objectif de ce “mot du jour” n’est pas de livrer une analyse exhaustive de l’accueil à Calais. Mais il fallait tout de même oser : dire de la municipalité de Calais qu’elle façonne une ville ouverte à “tous” sous prétexte qu’elle soigne l’accueil des touristes et canidés… Audacieux, sinon maladroit, quand on sait la nature de “l’accueil” qui est réservé à d’autres catégories de la population.

Mais n’accablons pas l’auteur ni le journal dont il dirige la rédaction. Voyons plutôt ce texte comme une question à explorer : Calais est-elle réellement, comme il le clame, une ville accueillante pour tous ?
La question mérite d’être posée. Car derrière le slogan d’ouverture se cache une réalité beaucoup plus sélective. Aux uns, on déroule le tapis rouge : les touristes, que la municipalité cherche à attirer avec son front de mer rénové, son dragon, sa programmation estivale, son camping tout neuf, son projet d’hôtel de luxe… Eux reçoivent une hospitalité enthousiaste, jusqu’à leurs animaux de compagnie. Un accueil radieux né d’une nécessité : après des décennies de désindustrialisation, de fermetures d’usines, de chômage de masse et de crise migratoire, Calais a cherché une planche de salut. La municipalité a choisi le tourisme comme horizon. Mais, dans le même temps, à d’autres, on a dressé des barrières d’acier et de rochers pour les empêcher de poser une tente : les exilés, chaque jour expulsés, invisibilisés, parfois laissés pour morts dans la Manche. D’un côté, le couple de Néerlandais en camping car accueilli à bras ouverts – figure de l’étranger désirable et solvable. De l’autre, le Soudanais sous sa tente Quechua, saccagée au petit matin sur ordre préfectoral – figure de l’étranger indésirable, à repousser.
C’est ce terrible paradoxe qui mérite d’être exploré : une ville qui met en scène son hospitalité, mais qui l’accorde de manière conditionnelle, intéressée, sélective. Ne soyons donc pas naïfs : la municipalité de Calais se donne comme ouverte, mais son ouverture n’est pas une valeur universelle, c’est une stratégie de communication et d’attractivité économique. Calais accueille les touristes, oui. Mais moins par bienveillance et générosité naturelles que par opportunisme ponctuel. C’est l’éternel crédo du capitalisme : entrer dans la danse de la concurrence, être plus attractive que les autres stations balnéaires pour mieux attirer les machines à sous que sont les touristes. Alors tant mieux si la ville s’en relève, mais cessons d’être hypocrites : ne disons pas d’une municipalité qui investit dans l’accueil des uns et organise le rejet des autres qu’elle est “ouverte” et “accueillante”.
Il y a d’ailleurs un piège, et il est vicieux : que l’ouverture aux touristes amène la ville à se fermer aux Calaisiennes et Calaisiens. Un exemple : la hausse du nombre de logements calaisiens sur Airbnb. Conséquences directes : moins de biens immobiliers en location, hausse des prix des loyers en raison d’une offre réduite, concurrences aux hôteliers, etc. Pour l’instant, la mairie ne compte pas réguler cette explosion du nombre de meublés de tourisme. Au contraire, cette hausse des locations saisonnières est plutôt vue d’un bon œil du côté de l’hôtel de ville : elle sonne comme un indicateur d’attractivité, donc de succès de la politique municipale. Mais gare au retour de bâton, si la crise du logement s’intensifie…
Une dernière chose… Derrière toutes ces manœuvres, il y a une obsession : corriger l’image de Calais, ternie par l’immigration. Depuis plus de vingt ans, les images qu’on a montrées de Calais ont en effet été saturées par un vocabulaire anxiogène : « jungle », « invasion », « désordre ». La ville a endossé ce stigmate comme si elle en était victime. Mais, au fond, ce ne sont pas les migrants qui ternissent Calais : c’est la manière dont on les décrit, dont on les montre, dont on les traite. On peut installer tous les dragons mécaniques du monde, repeindre toutes les façades : tout ça n’est qu’un masque sur une immense injustice. Le vrai travail, au fond, ce n’est pas de redorer l’image de Calais : c’est de réhabiliter l’image de l’exilé. Non pas celui qu’on exhibe dans les brochures touristiques, mais celui qui dort dehors, celui qui traverse la Manche au péril de sa vie. Cela implique un courage politique certain et qui dépasse le cadre local, celui de s’opposer à un discours politique et médiatique qui stigmatise. Mais tant que cet effort-là ne sera pas fait, on pourra toujours proclamer que “Calais est ouvert à tous” : la formule restera une ironie cruelle.
Martin Lapotre
*Un texte publié dans le cadre de la “semaine du chien” au cours de laquelle le journal a publié son enquête : “Calais, le paradis des chiens ?”.
