Vendredi 15 août, 18h30. La ville est vide, étouffée de chaleur. Lille au mois d’août ressemble à une capitale désertée : peu de voitures, des terrasses molles, les volets tirés dans les rues adjacentes. Mais au parc Jean-Lebas, quelque chose se passe. Sous les arbres, en cercle, près d’une centaine de personnes se retrouvent. En plein mois d’août, un jour férié, sans structure organisatrice derrière l’appel, juste un mot qui a circulé sur les réseaux. Cela n’a rien d’anodin.

Parmi elles, beaucoup de gilets jaunes. Ils se sourient, se saluent, certains se prennent dans les bras. On sent la joie de se retrouver, après des années de lutte cabossée, d’isolement, parfois d’essoufflement.
“Pour moi c’est simple, dès que le 10 septembre est tombé j’ai tout de suite posé congé ! 353 semaines que j’attends que ça redémarre sur le rond-point du Min de Lomme. Que les syndicats déclenchent la grève ou pas, j’attends pas, j’y serai.”
Autour d’eux, des syndicalistes sans badges ni drapeaux, des militant·es écolos, quelques étudiant·es, des citoyen·nes venus “voir”.
“Je suis hyper content de ce qu’il se passe là… Mes collègues plutôt dépolitisés en parlent déjà. Rendons-nous compte, en plein mois d’août !”
Les prises de parole s’enchaînent.
“Je crois que ce qui nous rassemble ici, c’est un gros besoin d’écoute. On veut retrouver la joie, sortir de la déprime et de cet effort qu’on fournit chaque jour sans récupérer aucun fruit.”
“C’est bien de débattre, de dire, partager. Mais allons-y, arrêtons de tourner en rond… Qu’est-ce qu’on fait ? Organisons-nous.”
Au fil des interventions, un constat s’impose : ça fait du bien d’être là, en assemblée générale, à se parler d’égal à égal. C’est bête à dire parce qu’au fond c’est pas grand chose. Mais cela n’a presque pas eu lieu pendant le mouvement contre la réforme des retraites. Tout était tenu par les directions syndicales et leurs cortèges planifiés. Ca aurait pu briser l’intersyndicale nous disait-on. Ici, chacun·e peut prendre la parole, proposer, contredire, raconter son vécu. Une vraie délibération, qui redonne le goût de l’organisation collective et l’envie de (re)commencer à s’impliquer.
Échafauder, construire
Après un quart d’heure à exposer les raisons de cette mobilisation naissante, la première décision tombe : il faut se voir régulièrement. Les présent·es actent un rendez-vous tous les vendredis à 18h30 au parc Jean-Lebas, jusqu’au 10 septembre au moins. De quoi éviter que l’élan ne s’évapore. Un groupe Signal est ouvert, fermé aux curieux, pour centraliser les infos et coordonner les tâches. Pas de leader, pas de porte-parole : on partage les responsabilités, chacun·e prend une mission, une initiative.
L’un des fils conducteurs de l’assemblée, c’est la nécessité de sortir du cercle des convaincu·es. Aller aux marchés, aux sorties de métro, à la braderie de Lille. Tracter, coller, afficher. Mais avec un contenu qui parle directement.
« Il faut, sur les tracts, aborder les conséquences très concrètes des réformes, sortir des grands mots et théories. »
Pas de proclamations idéologiques. On veut parler santé, retraites, prix de l’énergie, fermetures de lits d’hôpitaux, baisse des APL. Dire ce que les réformes du macronisme, empilées depuis 2017, infligent à chacune et chacun dans sa vie.
Les échanges sont vifs. Certains scandent des slogans : “10 septembre, zéro sou, zéro dépense, zéro TVA”, “faire tomber Macron”, “défense des services publics”. D’autres freinent : attention à ne pas rester dans le négatif ou le trop large.
« On ne parle pas assez des logements, les logements sociaux… on met des années à en avoir un ! »
Très vite, une autre question s’invite : que faire de l’extrême droite et de ses relais ? Certains plaident pour une unité large :
“Il faut mettre de côté nos étiquettes syndicales et politiques, au-delà de la gauche et de la droite, contre ce gouvernement. Faisons feu de tout bois !”
D’autres refusent :
“Je veux bien m’ouvrir mais il faut des garde-fous. Contre les homophobes, les racistes, etc.”
Le débat reste ouvert.
Des actions pour faire mal
La manifestation prévue par l’union départementale CGT ? Beaucoup jugent cela insuffisant. Certains craignent même que ça disperse l’énergie. L’amertume est palpable face aux stratégies syndicales récentes : mépris pendant les gilets jaunes, cortèges inoffensifs pendant la réforme des retraites.
« Rejoindre la manif n’est pas forcément la seule bonne idée. Ce qui compte, c’est l’asymétrie, ouvrir des actions partout où c’est possible. Il faut qu’on se réunisse toutes les semaines pour tenir notre organisation. »
Les idées fusent : blocages du périphérique, des dépôts logistiques, du secteur de l’énergie, des transports. Occuper l’espace, faire masse, se rendre ingérable. Déborder, impossible à ignorer. Construire des caisses de grève, organiser le soutien logistique, aider d’autres groupes à naître ailleurs.
Et se donner les moyens de durer : formations à la désobéissance civile, ateliers juridiques, initiation aux premiers secours avec des street-medics. Éditer des fiches pratiques. On sent l’expérience accumulée depuis Nuit debout, depuis les ronds-points.
et après ?
Personne n’imagine que le 10 septembre soit une fin. C’est une date pour cristalliser une colère, mais sûrement pas un aboutissement. L’enjeu, c’est de maintenir un rythme, de bâtir une confiance.
« Détruire, ok. Mais mettre quoi à la place ? Faut être dans la proposition : quel monde on fait venir ? »
La phrase claque. Chacun·e comprend que l’enjeu dépasse largement une journée de blocage. Que ce qui est en train de s’écrire, peut-être timidement, c’est un mouvement capable de survivre à son propre rendez-vous.
Au moment où la réunion s’achève, les groupes se dispersent lentement, certain·es restent encore à discuter en petits cercles. Des anciens camarades se promettent de revenir vendredi prochain, se demandent si ça suivra partout comme à Lille.
Car rien n’empêche que d’autres parcs dans d’autres villes fassent de même. C’est peut-être comme ça que ça commence : par une poignée de personnes qui se rassemblent sous les arbres, qui se réunissent pour briser l’isolement et le sentiment d’impuissance sans attendre que quelque chose de bon vienne encore par miracle tomber cet automne.
Pierre Muys
