Marine Deseille, infirmière et bénévole, raconte une matinée dans un camp d’exilés calaisien.
Ce texte, à la fois intime et politique, témoigne d’une réalité souvent cachée, et interroge les responsabilités locales.
« Jeudi 5 juin, matin. Je suis dans un camp d’exilés situé en bordure d’autoroute, en périphérie de la ville de Calais. Cela fait quelque temps maintenant qu’en plus de mon travail salarié d’infirmière, je travaille bénévolement au sein d’une association humanitaire.
Ce jeudi matin était dédié à ce qu’on appelle une « clinique mobile », c’est-à-dire un poste de soins installé aux abords d’un endroit où survivent des personnes venant de très loin, fuyant la guerre, la famine, la torture.
D’habitude, ma mission consiste à tenir une permanence de soins entre les murs d’une structure associative. Je ne me rends que très rarement dans les campements. J’évite d’aller directement à la rencontre des femmes et des enfants parce que cela me coûte trop sur le plan émotionnel. Peut-être parce que je suis une femme. Peut-être parce que je suis une mère. Peut-être parce que quand j’imagine cet enfant-là dans les bras de sa maman sur un zodiac pendant des heures en risquant de se noyer, je m’imagine avec le mien, qui a trois ans, le serrant fort contre moi en priant cieux et terres pour ne pas mourir en mer.
Ce jeudi matin, je suis là car j’ai posé congé. Du temps libre pour soutenir.
Et je ne suis pas prête.
Malgré une enfance calaisienne passée à côtoyer cette crise migratoire, je ne suis pas prête.
Malgré dix ans passés au sein d’un travail salarié qui consiste à accompagner des personnes à la rue à Lille, je ne suis pas prête.
Pas prête à voir des enfants, des bébés survivre dans les poubelles avec des rats en bordure d’autoroute.
Pas prête à cette violence de l’environnement, ici, chez moi, dans ma ville.
Notre première patiente a deux ans, vient d’Érythrée et présente des lésions de grattage. Elle est dans les bras de son papa qui tente de la rassurer en lui faisant plein de bisous tandis qu’avec ma collègue infirmière, nous lui appliquons de la crème. Sa maman vient à notre rencontre, derrière elle suivent deux petits garçons de six et quatre ans.
Après quinze consultations, arrive la dernière. C’est une jeune femme, elle vient nous dire qu’elle a du retard. Son mari n’est pas au courant, bien trop stressé par l’idée de devoir accueillir un enfant dans ce contexte. Nous lui fournissons un test de grossesse et des informations pour rencontrer Gynécologue Sans Frontières. Cette naissance ne sera pas une bonne nouvelle dans ce parcours d’exil. Je repense à cette autre maman venue d’Irak que j’avais pu croiser avec son bébé d’à peine dix jours et qui dormait dehors. Je me souviens être allée voir l’association Refugee Women Center pour lui trouver une solution. Une dame m’avait répondu désemparée en me montrant une autre femme : « Tu vois elle, elle a un cancer très avancé. Ce soir il y a trop de personnes prioritaires et pas assez d’endroits où les mettre à l’abri. » J’ai eu envie de pleurer.
Depuis le début de ce bénévolat, je rencontre ces personnes abîmées par leurs parcours migratoires, abîmées par la vie tout court. Il y a mille et une histoires, toutes plus terribles les unes que les autres. À chaque fois, je suis sidérée. De ce jeune Soudanais qui me montre ses plaies à la jambe suite aux tortures subies par des coups de câbles électriques en Libye à cet autre jeune homme âgé de quinze ans qui vient me voir car il souffre de diarrhées. Des diarrhées causées par l’absorption de plusieurs litres d’eau de mer ingérée lors d’une tentative ratée de traversée de la Manche. Il avait failli mourir noyé, ce sont ses amis qui l’ont réanimé.
En marchant à travers le campement ce jeudi matin-là, je repense à une déclaration de Natacha Bouchart, la maire de la ville, à la télé en septembre 2024 :
Apolline de Malherbe : Vous parlez de passeurs et d’activistes. Les passeurs, c’est ceux qui monnayent le passage, les activistes c’est qui ?
Natacha Bouchart : Ces activistes, ce sont des personnes souvent extérieures, qui viennent de pays européens ou de Grande-Bretagne pour se donner bonne conscience et faire en sorte d’entourer et d’encadrer ces personnes exilées et parfois les incite à se mettre dans des endroits qui ne sont pas adaptés.
Apolline de Malherbe : Vous dites : « ils se donnent bonne conscience » et vous les mettez finalement dans la même forme de responsabilité que les passeurs…
Natacha Bouchart : La responsabilité, la complexité de ça… c’est qu’en les aidant et en les accompagnant sur le terrain, sur Calais, en ne voulant pas contribuer à la proposition des services de l’Etat pour pouvoir les mettre un peu en retrait de Calais ou du littoral, quelque part, ils contribuent à organiser le fait qu’ils puissent à un moment traverser.
Je ne soigne pas ces gens à des fins politiques.
Porter assistance n’est pas de l’activisme.
Depuis toute petite et le conflit du Kosovo en 1998-1999 j’arpente les rues de ma ville en croisant ces silhouettes. Et comme bon nombre de Calaisiens, j’en ai marre.
Ce sentiment a fait l’objet d’un rapport sorti en 2021 à l’initiative d’Amnesty International France. 76 % des Calaisien·nes estiment que la présence des associations est nécessaire. Pour tous ces gens, les organisations venant en aide aux personnes exilées ont même un rôle important, considéré « comme légitime ».
En ce qui me concerne, j’ai eu la chance d’accéder à des études d’infirmière et de mettre mes compétences professionnelles au service de personnes qui n’ont que très peu accès aux soins. Lorsque j’ai été diplômée, ce fut avec une grande fierté. J’étais fière de faire partie d’une profession qui a pour valeur l’impartialité, de proposer des soins à quiconque en a besoin. Mes missions auprès des personnes exilées entrent dans ce cadre là, ni plus ni moins.
Je repense à Natacha Bouchart me qualifier d’activiste, affirmer à une télévision nationale que les gens comme moi font ces missions là « pour [se] donner bonne conscience », je me suis sens profondément insultée. Et la maire Natacha Bouchart avançait l’idée que ce serait moi, Marine, infirmière bénévole et mes collègues aidants qui invitent ces gens à aller mourir en mer. C’est injuste, mensonger, totalement dégradant.
Pour rappel, l’activisme est défini par une attitude politique qui favorise l’action directe, voire violente (extrémisme), et la propagande active. (Le Robert). Cette définition se situe assez loin de mes poses de pansements, de mon écoute et de mes mains posées sur des épaules baissées en guise de réconfort. Lorsque je me rends au sein d’autres associations, je ne vois que des personnes tout à fait sereines, des bénévoles pour beaucoup à la retraite. Ce sont des Geneviève et des Franck qui sont là à proposer du thé, leur oreille et leur aide. Ces paroles municipales répétées plusieurs fois par an sont insultantes pour nous toutes et tous. Beaucoup des aidant·es sont Calaisien·nes et non des personnes venant « de l’extérieur et d’autres pays ».
Du traitement des déchets
Toutes ces paroles me reviennent à la figure tandis que je marche parmi les tentes et que j’entends des enfants jouer dedans. À côté, des monts de déchets brûlés ou grouillant de rats. Aucune poubelle nulle part.
Natacha Bouchart avait pourtant pointé, lors de cette même interview, le fait que les personnes exilées vivaient dans des « conditions inhumaines ». De même, en marge du dernier congrès des maires de France en novembre 2024, elle avait exprimé des « problématiques d’hygiène » qui, notamment, provoquaient des tensions avec la population calaisienne, mettant ainsi en exergue une situation problématique.
Mardi 3 juin 2025, le tribunal administratif de Lille rejette pourtant la demande de trois associations (SALAM, Solidarité Internationale, Calais Food Collective) de bénéficier d’un « dispositif adapté » en termes de ramassage des déchets dans les camps de la ville. Le juge des référés a estimé qu’il n’y avait pas à Calais de « carence des autorités publiques qui exposerait des personnes à être soumises, de manière caractérisée, à un traitement inhumain ou dégradant, portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale de ces personnes ». Il a été ajouté que les services de la régie municipale relevaient « régulièrement » les déchets dans des endroits où sont signalés des dépôts sauvages ; et qu’ils interviennent également « spontanément lorsqu’ils constatent la présence de déchets abandonnés par les migrants lors de leur tournée », a encore noté le juge.
Officiellement, la Ville de Calais et sa communauté d’agglomération, toutes deux dirigées par Natacha Bouchart, ont mis en place avec d’autres associations « un service de collecte des déchets émis par les migrants, lequel intervient deux fois par semaine ».
Qu’est-ce que cela veut dire ?
D’une part, Natacha Bouchart affirme qu’il y a un problème d’hygiène, mais la décision de justice, elle, dit le contraire.
Madame la Maire affirme qu’il existe un problème de conditions de vie dans les campements, qu’elle qualifie d’« inhumaines », avec des conditions d’hygiène « problématiques ». Or, le mot inhumain, selon le CNRTL, signifie : « qui entrave les besoins ou le libre épanouissement de l’homme ».
Une telle expression renvoie directement à la question des droits fondamentaux, tels qu’énoncés dans les grandes déclarations officielles, de celle de 1789 à celle de 1948. Par extension, c’est bien le concept de dignité qui est ici en jeu.
Faut-il en conclure que Madame Bouchart reconnaît elle-même que les conditions de vie dans les campements sont indignes, au regard du droit international ? Pour rappel, la dignité est un principe fondateur de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, adoptée en 2000 et mise en œuvre par le traité de Nice. Elle fonde l’ensemble des droits sociaux, qui garantissent notamment un droit à des conditions minimales d’existence.
ça veut dire quoi, des « conditions minimales d’existence » ?
On parle de conditions de vie indignes, mais qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce que cela veut dire lorsque des milliers de personnes vivent dans des camps de fortune ? Ces personnes sont là, elles doivent bien dormir quelque part. Pourquoi ne pas leur mettre à disposition des moyens pour pouvoir évacuer leurs déchets ?
Est-ce que vivre parmi des tas d’ordures, sans eau potable mise à disposition par la municipalité, est correct vis-à-vis des droits humains fondamentaux ?
Est-ce qu’on ne pourrait pas penser, face à cette situation ubuesque, que la mairie sait tout ça, que même Madame la Maire le déplore en parlant de « conditions inhumaines », mais que, pour autant, on ne fait pas en sorte que les services municipaux œuvrent pour l’ensemble des personnes vivant sur son territoire ?
J’ai pris attache avec Claire Millot, porte-parole de l’association SALAM, afin qu’elle puisse m’expliquer tout cela.
Sur l’ordonnance du juge :
« Les conditions sont insalubres », c’est dit dans l’ordonnance. Malgré tout l’effort que fait la mairie.
Moi, il y a deux choses qui me choquent dans ce qui est dit. C’est d’abord qu’ils disent qu’il y a un nettoyage après chaque démantèlement et c’est un mensonge scandaleux. Les lieux de vie restent dégoûtants après un démantèlement, jamais ils ne font le nettoyage. Ils ramassent des tentes, ils ramassent des affaires, des fois, ils ramassent de tout : des matelas, des chaises. Mais il n’y a jamais un vrai nettoyage. Donc ça, c’est dans l’intention de tromper. Mais peut-être que certaines personnes ne savent pas et le croient. Peut-être également que l’avocat de la partie adverse le croit aussi… Enfin, faut leur dire que c’est faux. Il n’y a aucun nettoyage.
De même qu’ils disent que la mairie prend en charge la gestion des déchets et que c’est trop compliqué parce que cela doit être fait dans des endroits différents, puis que les gens se déplacent. Mais, ce qu’on demandait, nous, les associations, c’était que tous les quinze jours il y ait un point fait avec le service de nettoyage pour dire les endroits où se trouvent les campements d’exilés avec leurs nombres. Parce que notre avocat avait fait le point il y a trois mois, au moment du jugement, en listant les lieux avec le nombre de personnes. Moi, j’ai fait un bond parce que ces informations ne sont plus vraies du tout. Ça bouge tout le temps. Et le fait d’actualiser demain, ce n’est pas la peine, parce que la requête de fond sera déposée dans trois semaines et les camps auront rebougé. Après, il est vrai qu’il y a des lieux de vie plus ou moins permanents. Et même un lieu permanent peut être complètement évacué avec des dispositifs pour ne plus qu’il n’y ait de tentes. Donc, il y a une période où il n’y a plus personne, mais elles finissent par revenir. Il faut donner l’idée qu’on doit régulièrement informer où il y a un camp et combien de personnes y vivent. Et que donc, à ces endroits-là, il faut organiser un point de ramassage. Parce qu’il y a des associations qui passent dans les camps. Mais la municipalité calaisienne ne met pas d’installation en ce sens près des lieux de vie. Il y a moyen de mettre des contenants ou de donner des sacs. À Grande-Synthe, ils le faisaient pourtant… »
pourquoi la ville de calais ne met pas à disposition des conteneurs ?
« Parce que ça les embête, ça coûte de l’argent, parce que ça demande du personnel. Mais, ils n’assument pas, du coup, ils trouvent des arguments qui n’en sont pas. »
En extrapolant un peu, je me demande si laisser les déchets dans les camps, et les enfants jouer dans les immondices parmi les rats ne serait pas pour montrer que « ces gens sont sales », que ça renforcerait la mauvaise image des personnes exilées. D’ainsi alimenter la parole politique du « On a raison de lutter contre eux parce qu’ils sont sales. »
« On ne peut pas l’affirmer mais on peut le suggérer… », exprime Claire Millot, « la seule chose qu’on peut dire c’est qu’eux-mêmes, les personnes exilées, ne sont pas en capacité de gérer leurs propres déchets, et cela pour plusieurs raisons. Par exemple, on m’a raconté qu’en Jordanie, il y avait des camps de plusieurs milliers de personnes et que cela restait propre. Mais les gens y sont pour rester, donc ils font attention. À Calais, les gens sont de passage et dans l’idée que demain, ils seront en Angleterre. Par ailleurs, s’ils étaient dans l’idée de devoir rester six mois à Calais, il y aurait davantage de suicides de leur part compte tenu de leur quotidien sur notre territoire. Et c’est vrai qu’il faut faire de la sensibilisation auprès d’eux. Et cela fonctionne, parce que lorsque les bénévoles de SALAM se rendent sur les lieux de vie et qu’ils commencent à ramasser les déchets, les personnes exilées viennent les aider. Mais ils ne le feront peut-être pas d’eux-mêmes. Nous, tout ce qu’on demande, c’est que la prise en charge des déchets soit bonne et qu’ils installent des dispositifs en ce sens. On ne veut pas plus en ce qui concerne ce référé. »
Des associations le font déjà : Calais Ploubelle, qui est un collectif interassociatif, agit concrètement sur ce terrain. Calais Food Collective, de son côté, connaît bien les différents lieux de vie et les besoins, puisqu’il met à disposition des cuves d’eau potable. Ce sont ces équipes qui préviennent Calais Ploubelle lorsqu’un besoin de ramassage de déchets se fait sentir.
Calais Ploubelle aide alors les personnes exilées à ramasser les déchets, fournit des sacs-poubelle et organise le rassemblement en un seul point. Iels contactent ensuite la mairie pour qu’elle vienne effectuer le ramassage, espérant qu’un système pérenne puisse se mettre en place. Le collectif fournit régulièrement des rouleaux de sacs, tentant tant bien que mal, de combler l’absence de service public.
Quand on est dans la survie, qu’on habite à la rue, la gestion des déchets ne se trouve plus prioritaire. On pense à se nourrir, peut-être à se laver, et, en ce qui concerne les personnes exilées, trouver un moyen pour prendre un bateau et partir de cette ville hostile.
À l’heure où je termine d’écrire cet article, j’apprends que le campement dans lequel je me suis rendu a été « évacué », sur ordre du préfet du Pas-de-Calais, Laurent Touvet. Ironie des discours, les raisons avancées sont les suivantes : « assurer la protection des personnes qui vivent dans des conditions de salubrité tout à fait indignes et dans des conditions de sécurité dangereuses car toutes proches de l’autoroute ». On assure que le lieu sera nettoyé, et ce petit bois sera comme tous les autres de la ville, ratiboisé. »

Photos et texte de Laurent Prum.