
Les chroniques calaisiennes est une rubrique d’expression subjective n’engageant que l’irresponsabilité de leurs auteurice.
Par Lucas D.
Comme d’hab’, je suis en retard. Faut que je me grouille. J’entends déjà la musique, au loin, qui secoue les pavés calaisiens. J’imagine les drapeaux arc-en-ciel dans le vent, et tous ces gens, paillettes sur la tronche, qui se préparent à marcher sur Calais, comme pour la délivrer. La troisième marche des fiertés calaisienne va partir, avec ou sans moi, et tant pis si le ciel menace de nous tomber sur la gueule.
Une marche des fierté à Calais. Ça fait trois ans que ça dure. Et putain que ça fait du bien. C’est à se demander comment on faisait avant, quand elle n’existait pas. Je me demande aussi, souvent, à quoi ça peut ressembler la vie à Calais quand on n’est pas hétéro. J’imagine déjà toutes les réponses possibles, toutes les histoires de vie, heureuses et malheureuses, qu’on pourrait lire ou entendre si on posait la question à tout le monde. Autant d’histoires qu’il y a d’individus. Autant d’individus qui vont aujourd’hui se mettre en cortège, en bloc uni et puissant. Cette question, j’ai envie de me la poser à moi-même, du haut de ma trentaine. Là comme ça, je me souviens de quelques mots, vieux de quelques années.
« Et merde, j’suis amoureux. Et pas d’une fille. Merde, merde, merde. » C’est à peu près comme ça que tout a commencé. Ou alors que tout s’est terminé. Je sais plus trop si c’est le début ou la fin de l’histoire. De toute façon, la vie c’est plein de débuts et de fins. Des petites vies dans une grande vie. Un immense bordel dont on finit parfois par plus savoir quoi faire. Alors on se perd, on sait même plus qui on est, ni où on va. La vie devient un cul de sac. Vous allez me dire que ça sent l’histoire qui fout le cafard. Promis, je vais essayer de pas vous flinguer le moral. En plus, là ça va mieux. Je me risquerais même à dire que je suis un peu heureux. Mais putain, que ça a été dur.
Il y a que j’imaginais ma vie pas trop différente de celle des parents. Vous savez, un homme et une femme. Quelques mois d’amour. Et des années. Et puis le clébard, la baraque, le prêt sur 25 ans. Le mariage. Et un gosse. Et deux gosses. Et trois gosses. C’était pas compliqué, il fallait regarder le mode d’emploi qu’on avait sous les yeux et faire pareil. Fabriquer sa vie, étape par étape. Comme à l’usine : produire en série, répéter les mêmes gestes. Faire des familles hétéronormées en quantités industrielles. Au fond, c’était réconfortant de savoir où je voulais foutre les pieds, le chemin était tout tracé. Au soir, je lisais ma BD et je m’endormais. Au matin c’était l’école, et le football, je lisais ma BD et, comme la veille au soir, je m’endormais. Et tous les soirs je m’endormais. Mais il est venu un moment où j’ai arrêté de m’endormir.
Quand les hormones ont commencé à me travailler, comme elles travaillent tous les ados à un moment donné, il y a eu cette foutue attirance. Et pas pour les filles, vous avez pigé le truc. Les choses se sont pas passées comme prévu. Alors j’ai voulu forcer le truc. M’imposer la mauvaise version du logiciel – c’était la seule que je connaissais. Et ça m’a foutu en l’air toute mon adolescence. Je détestais tellement cette attirance. Mais je me disais toujours que ça finirait par passer, qu’elle me laisserait tranquille. Parce que j’étais certain d’aimer les filles. C’était pas possible autrement de toute façon. Alors je suis devenu mon propre flic, à réprimer par la puissance et la fureur de la culpabilité tout ce qui passait dans ma tête et mon petit cœur. Plusieurs fois j’ai eu des papillons dans le ventre sans m’en rendre compte. C’est que plusieurs années après que je me suis dit : « Ah ouais, j’étais fou amoureux de Victor, en fait. »
J’ai passé mon adolescence comme ça. Tout seul avec mon secret, tout seul avec ma guerre, tout seul avec ma honte. Loin des gens, loin du monde. Personne ne devait savoir. J’étais terrifié à l’idée qu’on dise de moi que j’aime les mecs. J’étais certain d’être le seul – comme un malade – à être traversé par toutes ces pensées bizarres. Aujourd’hui, je me trouve con d’avoir pu penser ce genre de trucs. Mais c’était ce qui risquait d’arriver quand on grandissait dans le coin, dans un petit village pas très loin de Calais. Dans la cours de l’école ou sur le terrain de foot, l’insulte préférée des copains c’était : « PD ! ». Le tonton et la mamie, ils mettaient souvent, sans savoir et sans le vouloir, des coups de pression en demandant : « Alors, toujours pas de copine ? ». Franchement ça a pas aidé. Au final, t’avais toute la société sur le dos pour te forcer à haïr cette idée que tu puisses aimer les garçons. Et t’avais même pas besoin des autres pour t’infliger les pires blessures. Tu faisais le boulot tout seul.
Ça va peut-être vous étonner, mais j’en veux à personne. Les copains, la famille, ils vivaient dans le même monde que moi, avec le même modèle – un homme, une femme – partout dans les rues, chaque soir à la télé. Jack tombait amoureux de Rose sur le Titanic, Peter Parker roulait des galoches à Mary Jane, suspendu par les pieds aux barres du métro de New-York. Je parlais tout à l’heure d’un mode d’emploi de la vie, du fait qu’on a besoin, souvent, d’avoir des modèles, de voir ce qu’on peut en faire de notre existence, surtout au moment de l’adolescence. Et on va se le dire, là où j’ai grandi, je les ai pas croisés ces modèles. Ça veut pas dire qu’ils existaient pas, mais ils étaient loin de moi. Jamais, pendant ce temps-là, j’ai croisé la personne qui a prononcé les mots que j’aurais eu besoin d’entendre, ou qui m’aurait mis dans les mains un bouquin pour défoncer l’idée rétrécie que je m’étais faite de la vie.
Tout ça a duré quelque temps. Bien trop longtemps. Au tout début de ma vie d’adulte, je me suis finalement barré de Calais un moment. J’ai eu la chance de me retrouver dans des endroits où j’ai vu comment la vie pouvait être, quelle forme elle pouvait prendre, comment on pouvait la fabriquer autrement sans être accablé par le mépris, la violence et la culpabilité. J’ai rencontré des gens qui disaient des choses que j’aurais dû entendre depuis longtemps. Ça a débloqué plein de trucs. Et un jour, à moi-même, j’ai fini par dire : « Et merde, j’suis amoureux. Et pas d’une fille. » J’ai été le premier étonné. Mais j’ai accepté, petit à petit. Bon, à partir de là, d’autres emmerdes ont commencé parce que j’y connaissais rien aux relations amoureuses, du coup. J’avais pas les codes et je savais pas gérer tout ce flots de sentiments. C’était comme si le barrage qui retenait tout depuis longtemps avait pété. Je me suis pris une belle vague et j’ai pas mal bu la tasse. Mais aujourd’hui, tout va mieux.
Bon, j’entends la musique un peu plus fort. J’entends même des gens gueuler sur du Lady Gaga. Je suis plus très loin du départ. J’en viens à la conclusion de mon histoire.
C’est quand même fou de se dire qu’il faut se barrer de chez soi pour être soi, non ? Et ça me rend cinglé que ça puisse arriver à d’autres, ici à Calais. C’est pour ça que c’est pas rien de marcher dans les rues de la ville. Rien que ça, peut-être que ça aurait fait du bien à l’ado qui se foutait lui-même sur la gueule parce qu’il voulait pas être gay. Qu’on lui donne la possibilité de voir que la vie, ça peut être autre chose que tout ce qu’on lui a montré jusque là. Alors c’est sans doute pas suffisant, il y a probablement plein d’autres trucs à faire pour réchauffer un peu le cœur de tous les adolescents et toutes les adolescentes du coin. Mais occuper cette rue, cet espace public qui a inondé nos têtes de tous ces trucs hétéronormés, c’est déjà quelque chose. C’est crier notre liberté, notre droit à la vie et au bonheur. C’est pour ça que j’suis là aujourd’hui, sous un ciel qui menace à tout moment de nous noyer la gueule.
Ça y est, j’arrive au bout du chemin, au point de rendez-vous. Un peu tard, mais je suis là. Et personne n’est parti sans moi, comme s’ils m’avaient attendu. Les couleurs de l’arc-en-ciel flottent dans le ciel, les visages brillent de paillettes. Les gens sont beaux. Et on est tous là avec notre histoire, avec nos joies et nos peines. Putain ce que ça fait du bien de plus être tout seul.