Soulager la fin de vie – la dernière traversée de François Guennoc

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Le 8 avril 2025, François Guennoc, figure calaisienne de l’engagement humanitaire, s’éteint à l’âge de 72 ans, dans un service de soins palliatifs. Un mois et demi après, sa compagne Catherine Maya partage sur Facebook un témoignage glaçant. Pas pour parler de la mort en général, mais de la sienne. De ce qu’ils ont vécu. De ce que lui n’aurait pas accepté de taire.

« Je veux dormir et ne plus me réveiller. »

Ce sont les mots que François a répétés dans ses derniers instants. Des mots simples, clairs, sans ambiguïté. Il ne réclamait pas l’euthanasie. Il demandait juste qu’on prenne sa douleur au sérieux. Qu’on lui permette de s’éteindre dans un peu de paix. Il n’a pas été entendu.

Jusqu’au bout

François Guennoc n’était pas un homme discret. Ni dans la vie, ni dans les combats. Il s’est engagé avec L’Auberge des migrants dès 2014, a coordonné des distributions alimentaires, dénoncé les violences policières, parlé de Calais dans les médias. Il a aussi écrit. Des livres sur la mer, les vieux bateaux, les mots des pêcheurs d’antan. Ce n’était pas contradictoire. C’était la même chose, au fond : garder une trace, lutter contre l’effacement.

Il y a quatre ans, le diagnostic tombe : cancer du côlon métastasé. “Inopérable, inguérissable”, disent les médecins. Il sera pourtant opéré, soigné, accompagné. Il vivra plus longtemps que prévu. Il affronte la maladie avec une lucidité tranquille. Quand arrivent les soins palliatifs. Il pense y trouver une dernière forme d’apaisement. Ce n’est pas ce qu’il trouvera.

La dernière nuit

Dans la nuit du 7 au 8 avril, François est hospitalisé d’urgence. Il est en souffrance aiguë. Mais le médecin en charge n’assure aucune présence, aucune consigne. Le protocole, seulement : du paracétamol et une perfusion. Pas de morphine. Pas d’alternative. Pas de présence médicale avant le matin.

Pendant douze heures, Catherine reste avec lui. Elle le regarde lutter pour respirer, murmurer qu’il a mal, appeler à l’aide. Les infirmières, impuissantes, répètent qu’elles ne peuvent rien faire. Il faut attendre l’aube qui fera revenir le médecin absent. Elle appelle. Elle supplie. Rien.

Quand enfin le spécialiste arrive, il ne parle ni au patient, ni à la famille. Il ajuste la prescription sans un mot. Puis, découvrant qu’un autre praticien avait prescrit plus tôt un patch de morphine, il l’arrache lui-même, brutalement, du torse de François. “Je vais me faire avoir…”, murmure ce dernier. Il sait. Il sent que son dernier souhait ne sera pas respecté.

Quelques heures plus tard, François meurt. Autour de lui, ses proches. Catherine écrit : “Nous ne l’avons pas aidé à vivre cette dernière heure. Nous l’avons encouragé à mourir.” Le médecin revient, regarde brièvement le corps, et dit simplement : “Je vais faire le certificat de décès.” Puis il s’en va. “Ce n’était pas une mort. C’était un abandon.

Politique de l’intimité

Ce que décrit Catherine Maya n’est pas un accident isolé. C’est un symptôme. Celui d’un système médical à bout, où les protocoles remplacent l’écoute, où la douleur devient une fatalité. À l’Assemblée nationale, on débat actuellement d’une nouvelle loi sur la fin de vie. Elle propose, à certaines conditions, une aide à mourir active, sous contrôle médical. Mais à lire Catherine, on comprend que le problème est plus large. Avant même de parler d’“aide à mourir”, il faut pouvoir garantir une fin de vie digne, humaine, soulagée.

Ce que François demandait n’était pas hors-la-loi. Ce qu’il a reçu, en revanche, l’était peut-être. Ce qui est certain, c’est que l’éthique, ici, a cédé devant l’indifférence.

“François aurait parlé haut et fort pour les autres, s’il en avait eu l’opportunité. Aujourd’hui, il parle avec sa propre expérience.”

Ce que cette dernière nuit a révélé, c’est aussi l’effondrement d’une promesse publique : celle que toute personne puisse accéder à une mort dépourvu de douleur inutile. Or ce droit-là, aujourd’hui, dépend de l’hôpital où l’on meurt. De l’écoute qu’on reçoit. Du médecin qui est de garde, ou qui ne l’est pas. Dans de nombreuses régions, les équipes sont surchargées, les services manquent de lits, les formations à l’accompagnement humain sont insuffisantes. La loi parle de dignité ; la réalité, souvent, parle d’abandon. On s’en remet au hasard. Et parfois, ce hasard tue deux fois.

François Guennoc aurait eu 73 ans le jour où Catherine Maya a pris la parole. C’était sans doute le bon jour.

Pierre Muys


« Je veux dormir et ne plus me réveiller. »

La lettre de Catherine Maya

J’ai alerté les responsables il y a presque six semaines. Je n’ai encore reçu que des accusés de réception. Alors en tant que ton épouse et ta personne de confiance, j’estime qu’il est temps de partager les faits, comme tu l’aurais fait pour quelqu’un d’autre. Tu aurais 73 ans aujourd’hui même, c’est le bon jour.

Récit d’une fin de vie

« Je veux dormir et ne plus me réveiller. » C’est l’une des dernières phrases que François Guennoc, a pu formuler plusieurs fois avant de mourir. François n’avait pas peur de la mort. Il l’avait regardée en face. Il savait qu’elle approchait. Ce qu’il ne voulait pas, pour lui ni pour personne, c’était de souffrir inutilement, de mourir dans la douleur, sans écoute, sans compassion.

Pendant quatre ans, il a lutté contre un cancer du côlon métastasé au foie, décrété au départ « inopérable et inguérissable ». Il a pourtant été opéré, soigné, accompagné avec suffisamment de rigueur et humanité. Des médecins ont été présents, compétents, humains. Et puis… la médecine n’a plus vraiment rien eu à proposer. François a accepté cette limite avec une lucidité impressionnante. Il a choisi d’entrer en soins palliatifs avec confiance et sérénité, et nous avons rencontré le médecin en charge. C’était le 15 mars. C’est à ce moment-là que tout a commencé à dégringoler. François s’est affaibli très vite, de plus en plus vite. Et la douleur est allée crescendo pour devenir insupportable.

À l’heure où la société débat d’une nouvelle loi sur l’aide à mourir et l’accompagnement de fin de vie, j’ai vu de mes yeux ce que peuvent être, dans certaines structures, les soins palliatifs. Et ce que j’ai vu m’a sur le coup brisée, et puis révoltée.

Une nuit entière, sans aide, sans réponse

Quand François a été hospitalisé d’urgence, dans l’après-midi du 7 avril, donc 24h avant sa mort, le médecin responsable n’a assuré aucune présence ni évaluation (il était dans le service de soins palliatifs mais prévoyait de s’occuper de François le lendemain !). Il n’a laissé aucune consigne médicale aux infirmières de nuit, si ce n’est 1g de paracétamol toutes les 6 heures (donc 2g en tout) et une perfusion hydratante. C’était « le protocole »…

Alors pendant plus de douze heures, j’ai regardé mon mari agoniser.
Je l’ai vu lutter pour respirer, incapable de parler sans effort. Il murmurait : « C’est trop dur. C’est trop long. J’ai mal partout.« 
« Je veux perdre la conscience de moi-même. Je veux dormir et ne plus me réveiller. J’ai trop mal.« 
J’appelais sans cesse les infirmières. Elles me répétaient qu’elles ne pouvaient rien faire. Qu’il fallait attendre la prise de sang à 6h, puis l’arrivée du médecin à 8h30. Que ni le médecin de garde, ni le médecin en charge ne feraient quoi que ce soit en pleine nuit. Une réponse froide, mécanique, inhumaine.

Après une nuit de souffrances inhumaines, le médecin est enfin arrivé. Il n’a pas vu mon mari, n’a pas échangé avec lui, ni avec moi. Il s’est contenté de lire les résultats de l’analyse de sang (sans m’en faire part), a (enfin !) prescrit de la morphine et un calmant. Mais trop tard. Trop lentement. Trop peu. Je suis allée le supplier dans son bureau : « Je suis sa personne de confiance. Il demande juste de dormir, de ne plus souffrir. » Visiblement irrité, il m’a répondu sèchement: « Madame, je connais mon métier ! Je lui ai déjà prescrit plus de morphine que je fais habituellement. Ça suffit.« 

Quelques minutes plus tard, quand il a soudainement réalisé que notre médecin traitant avait prescrit des patchs de morphine deux jours plus tôt, il est entré en trombe dans la chambre, furieux, et les a arrachés violemment de la poitrine de mon mari, sans un mot.
François, si faible et toujours en grande souffrance, s’est alors retrouvé avec encore moins de morphine que les heures précédentes. Il était très conscient de ce qui se passait, de ne pas obtenir ce qu’il demandait. Il a même dit à ce moment-là : « Je vais me faire avoir… »

Le silence de la mort

Quand François a rendu son dernier souffle, dans l’après-midi du 8 avril, nous étions six autour de lui. Nous ne l’avons pas aidé à vivre cette dernière heure. Nous l’avons encouragé à mourir, à lâcher prise, pour qu’il n’ait plus mal.
Le vrai soulagement est arrivé avec sa mort. Je l’ai vécue comme une victoire contre l’inhumanité. Prévenu, le médecin est entré quelques minutes plus tard. Il a juste posé une main sur le pied du lit, a regardé le corps de mon mari pendant deux secondes, puis a dit : « Bon, je vais faire le certificat de décès. » Et il est reparti. Sans un mot pour moi, pour les enfants de François, pour sa sœur. Pas un geste. Pas un regard. Ce n’était pas une mort. C’était un abandon.

Je témoigne aujourd’hui pour que ce genre d’horreur n’ait plus lieu pour personne. François aurait parlé haut et fort pour les autres s’il en avait eu l’opportunité. Aujourd’hui, il parle avec sa propre expérience. Mon mari n’a pas été accompagné. Il a été délaissé. Il ne demandait pas l’euthanasie. Il demandait qu’on l’aide à dormir, à ne plus avoir mal, à partir dans la dignité.

Aujourd’hui, on parle de respect, de bienveillance, d’éthique médicale. Mais dans les faits, certaines équipes appliquent des protocoles sans écouter, sans adapter, sans humanité.

Il est urgent de repenser profondément l’accompagnement de fin de vie.
De former les soignants à la compassion, à l’écoute, au respect des volontés du patient. Et surtout, de ne plus tolérer que la douleur devienne une fatalité médicale.

Pour que personne ne soit contraint de mourir dans la souffrance.
Pour que la fin de vie ne soit pas un désert d’humanité.
Pour que les « soins palliatifs » ne soient plus jamais ce que nous avons vécu.

Catherine Maya, l’épouse de François.