15 000 hommes pour un tunnel : Creuser la mémoire ouvrière avec Stéphanie Roussel

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Le documentaire « 15 000 hommes pour un tunnel », réalisé par Stéphanie Roussel, vous emmène dans les profondeurs du chantier titanesque du tunnel sous la Manche, symbole d’une coopération franco-britannique marquée par les tensions économiques et sociales des années 1980. Projeté au cinéma L’Alhambra de Calais le 10 décembre 2024, ce film de 52 minutes explore les défis humains et techniques d’un projet financé exclusivement par des fonds privés, dans une région alors en pleine désindustrialisation.

À travers des archives inédites et des témoignages poignants, Stéphanie Roussel révèle une mémoire ouvrière trop souvent invisibilisée, mais cruciale pour comprendre l’impact de ces grands projets sur une région et ses habitants. Malgré les promesses d’un nouvel âge d’or, ce chantier a laissé dans son sillage des fractures sociales profondes et une précarité toujours présente.

En retraçant l’histoire des 15 000 ouvriers du tunnel, le documentaire met en lumière une mémoire commune de travail, de solidarité et de lutte, tout en interrogeant les limites du modèle économique basé sur le secteur privé. Pour les habitants du Pas-de-Calais, mais aussi pour tous ceux qui s’intéressent aux enjeux sociaux, ce film rappelle que préserver les mémoires ouvrières est une nécessité politique. Ces récits ne sont pas seulement des archives ; ils éclairent nos combats présents et à venir.

À ne pas manquer, « 15 000 hommes pour un tunnel » est une invitation à redécouvrir ce que l’histoire ouvrière locale peut nous enseigner.


Disponible en streaming sur France TV jusqu’au 12 janvier.

Propos reccueillis par Jérémy Ollivier et Pierre Muys

L’eNTRETIEN

Stéphanie Roussel

Je m’appelle Stéphanie Roussel, je suis réalisatrice mais également productrice de documentaires, principalement. De plus en plus, je me suis intéressée à l’histoire ouvrière du Nord et du Pas-de-Calais pour de nombreuses raisons, et cela m’a conduite à réaliser un précédent documentaire sur les fabricants de dentelles Leavers.

Pierre Muys (Calais la Sociale)

C’est quoi cette fixette à propos de Calais ?

« Calais rassemble presque toute l’histoire ouvrière française : à ses débuts, à son apogée, et à sa fin »

Stéphanie Roussel

(rires) Mais en fait, ce n’est pas du tout une fixette à propos de Calais ! C’est une fixette sur une ville. Après le tunnel sous la Manche, ils arrivent là parce que c’est le point le plus court avec l’Angleterre. Mais c’est une ville au cœur d’une région qui, en réalité, rassemble presque toute l’histoire ouvrière française : à ses débuts, à son apogée, et à sa fin (entre guillemets, parce qu’on ne sait jamais, ça pourrait peut-être reprendre). Et tout ça sur un territoire, une ville toute petite. En fait, c’est une histoire ouvrière très, très forte.
À un moment, je me suis dit : « Tiens, c’est marrant, le tunnel sous la Manche quand même. » Et puis, en discutant avec un ami qui m’a dit qu’il avait trouvé des archives assez incroyables de l’Amicale des bâtisseurs du Tunnel, il m’a proposé de regarder, en me disant que cela pourrait être intéressant… Et là, j’ai eu un coup de foudre. J’ai vu les images et je me suis aperçue qu’il y avait en effet une histoire ouvrière à raconter spécifiquement sur le Tunnel sous la Manche. Cette histoire est assez spécifique parce qu’elle survient à un moment où la région est extrêmement tendue socialement. L’industrie, à la fois des mines, du textile, et des aciéries, commence à sombrer. Depuis déjà un moment, il y a un taux de chômage extrêmement élevé, et la région, en particulier le Pas-de-Calais, est complètement enclavée. Il y a de gros problèmes structurels : des routes, des trains… Enfin, c’est une région qui souffre beaucoup. Donc, ce projet arrive à un moment assez clé. Ce qui m’a passionnée, c’est la façon dont tout cela s’est mis en place, c’est-à-dire à la fois l’histoire financière — cela a été fait uniquement avec des fonds privés, car l’État a dû se désengager sous peine de voir les Anglais quitter le projet — et de se demander : « OK, tout est privé. Qu’est-ce que cela implique ? » Tout s’est fait très vite, mais dans quelles conditions ? Et quel rôle a joué l’État dans cette situation ?

Pierre Muys (Calais la Sociale)

À ce moment-là, il y avait une volonté pour Margaret Thatcher de démontrer un peu l’autonomie et la puissance du secteur privé par rapport au public.

Stéphanie Roussel

Oui, tout à fait, parce qu’on est politiquement en pleine cohabitation. Cela explique en partie pourquoi cela s’est passé ainsi. Mais la décision avait été prise avant, au moment des signatures [en 1986] et de ce qui deviendra un traité entre Thatcher et Mitterrand. En fait, cela avait été décidé dès le départ. De toute façon, il n’y avait pas d’autre option, c’était comme ça et pas autrement. À un moment donné, les étoiles s’alignent, les planètes s’alignent, et il faut faire avec. Mais c’est vrai que pour le gouvernement français, c’était une première expérience. Ils s’y sont engagés, et c’était un peu comme les tunneliers : des prototypes.
Contrairement à l’Angleterre, en France, même si tout repose sur des fonds privés, les liens entre politiques et banques, par exemple, ne sont jamais totalement distendus. Cela signifie que l’État garde malgré tout un œil sur les affaires.

CREUSER DANS NOTRE MEMOIRE COMMUNE

Jérémy Ollivier (Calais la Sociale)

Le documentaire montre à la fois une histoire de coopération et de compétition entre l’Angleterre et la France. Est-ce qu’on peut dire qu’il existe une mémoire commune du tunnel, côté anglais et côté français ?

Stéphanie Roussel

Il existe une histoire commune chez les ouvriers. Ils se sont rencontrés, beaucoup croisés. Il y a eu pas mal d’échanges, même si ce qui m’a semblé étonnant, ce sont les énormes différences dans les façons de travailler et dans les mesures de sécurité sur les chantiers. Cela, en revanche, était très différent. Mais il y a une mémoire commune à creuser. Une mémoire commune pour ceux qui ont travaillé en profondeur.
Il y a une archive qui n’est pas montée dans le film, mais qui montre la Sainte-Barbe. Les ouvriers anglais viennent la célébrer en France avec les ouvriers français. C’est cette mémoire-là. Oui, je pense qu’il existe une histoire commune. Cette mémoire commune, si elle existe — et je pense qu’elle existe —, est comparable à celle des mineurs de fond, par exemple. Il y a des traditions semblables, une culture semblable. On pourrait imaginer une histoire internationale des mineurs de fond, où l’on retrouverait les mêmes éléments.

Jérémy Ollivier (Calais la Sociale)

On peut ressentir, même sans l’avoir vécu directement, une sorte de nostalgie pour cette époque des grands projets. Dans le documentaire, on perçoit aussi des promesses non tenues et des formes de frustration. Selon vous, quelles relations les travailleurs et travailleuses peuvent-ils entretenir avec ce projet ?

Stéphanie Roussel

Je dirais que tout dépend de la façon dont cela s’est terminé. Il y a eu un profond enthousiasme, notamment parce qu’une promesse a été tenue : celle d’embaucher plus de 80 % des ouvriers dans la région. Cette promesse-là a été tenue. En revanche, les promesses de reclassement… Ces grands projets s’accompagnent de grandes promesses, comme celle de faire du Calaisis l’âge d’or. « Youpi ! Vous allez avoir du travail, vous, vos enfants, vos petits-enfants… » Mais cette promesse-là n’a pas été tenue. Est-ce que cela crée de la rancune ? Je ne sais pas. Cela crée de la tristesse, forcément, et surtout de la pauvreté. À un moment, vous avez travaillé pendant sept ans, puis vous vous retrouvez au chômage, sans formation suffisante pour changer de branche, par exemple. Ce sont des promesses non tenues. Il y a eu un gros problème de formation ensuite.

« Si on oublie ce qu’on a été, ça va être très compliqué pour l’avenir, et pour nos enfants aussi. »

Jérémy Ollivier (Calais la Sociale)

Peut-on parler d’une invisibilité du monde du travail et des mémoires du travail ? Parce qu’on voit qu’il y a un patrimoine, des traces de ce projet. Mais est-ce qu’il y a une invisibilisation ?

Stéphanie Roussel

Complètement. Et cela tient à deux choses. Philippe Cozette, un des ouvriers qui a passé toute sa vie sur le tunnel, puis comme conducteur de train de navette, le dit lui-même : le tunnel souffre de deux choses. D’abord, ici, on ne le voit pas. Vous ne voyez pas le tunnel, vous ne savez pas qui y travaille. C’est donc déjà, dès le départ, invisible. Ensuite, il y a le fait que l’on ne veut pas forcément mettre en lumière cette mémoire. Il faut aller la chercher, creuser pour qu’elle intéresse les gens. Cette invisibilisation existe aussi parce que, depuis 25 ou 30 ans, tout va très vite. Et avec la disparition progressive du monde ouvrier, cela devient encore plus invisible.
Mettre à jour ces traces est essentiel, car si on oublie ce que l’on a été, cela risque d’être très compliqué pour l’avenir, et pour nos enfants également.