Déferlante d’idées contre les extrêmes droites !

Ce mardi 1er octobre, la Librairie du Channel accueillait Marion Pillas, co-rédactrice en chef de La Déferlante, et Kaoutar Harchi, écrivaine et sociologue, pour une soirée d'échanges autour des résistances féministes face à l'extrême droite et des luttes calaisiennes. Devant un public dense et attentif, les deux invitées ont évoqué l'instrumentalisation du féminisme par les discours racistes, ainsi que la violence des oppressions à Calais. Retour sur une soirée percutante sur les luttes sociales, féministes et antiracistes.

Mardi 1er octobre, 19h15 : des piles d’exemplaires de la Déferlante et du dernier livre de Kaoutar Harchi trônent sur une table haute près du bar, des verres tintent, les dernier·es arrivant·es déplient des chaises d’appoint et s’installent où c’est encore possible. Le brouhaha des quelque 130 personnes présentes dans le Bistrot du Channel se dissipe rapidement lorsque Clara Liparelli salue le public au micro. 

Elle présente ses deux invitées de la soirée : Marion Pillas, co-rédactrice en chef de la Déferlante, une parution trimestrielle indépendante, sans publicité, qui se définit comme “la revue des révolutions féministes”. Tous les numéros depuis le premier publié en mars 2021 traitent de sujets de société au prisme du féminisme. Sa deuxième invitée est Kaoutar Harchi, écrivaine et sociologue. Elle signe un papier dans le dernier numéro de la Déferlante intitulé “Fémonationalisme : le racisme au nom des femmes”. Elle présente et évoque également son dernier livre, Ainsi l’Animal et Nous, un essai qui traite du spécisme, de l’animalisation, des dominations. 

Extrêmes droites : résister en féministes 

Paru le 30 août 2024 dans une France sans gouvernement, le dernier numéro de la Déferlante est bouclé dans un certain chaos politique, le choix de la thématique ayant été fait bien en amont des aventures législatives du début de l’été. L’origine du sujet de ce numéro remonte à l’année précédente, bien avant la dissolution de l’Assemblée Nationale. 

Si, comme le rapporte Marion Pillas, le meurtre du jeune Nahel Merzouk a été l’un des déclencheurs de ce numéro, à cette époque, les cofondatrices percevaient aussi “la normalisation sans précédent de cette idéologie destructrice [des extrêmes droites], ainsi que la façon dont les féministes, menacées physiquement ou victimes de cyberharcèlement, en ressentaient les effets, sans imaginer cet épisode électoral et les mobilisations qui ont suivi”. Voilà pour le côté extrême droite. Enfin, cela faisait longtemps que la corédactrice en chef, qui venait en voisine de Lille qu’elle habite depuis 5 ans, voulait écrire sur Calais, poussée par un pressentiment, l’idée qu’il se passait quelque chose de particulier dans cette ville.

Les luttes à Calais 

Je n’habite pas ici, je suis à Lille. Quand on n’est pas sur place on déshumanise l’information”. Marion Pillas revient sur la violence de la frontière dont elle a été témoin sur le terrain en mai 2024, en accompagnant notamment les équipes du Refugee Women’s Center : les évacuations des lieux de vie tous les deux jours, la forte présence policière, les récit d’exils, les naufrages, les mort·es, la violence des discours politiques contre les exilé·es et les aidant·es, entre autres. Elle parle d’une “réalité intense” et précise : “Calais n’est pas une ville que l’on quitte, il y a ici une microsociété militante de personnes très politisées qui sont dans une situation de combat quotidien, je n’ai jamais vu cela ailleurs”. A propos des différentes luttes qui ont lieu sur le territoire, sociales, antiracistes, LGBT+, féministes, Marion parle de “labo de convergence des luttes”. Mais on peut aussi se demander : n’est-ce pas plutôt qu’il y a tant de combats à mener ici, et que les calaisien·nes d’adoption, de naissance, ou de passage subissent une convergence des oppressions qu’ils et elles combattent dans une solidarité vitale ?

Fémonationalisme : le racisme au nom des femmes 

Kaoutar Harchi assure la transition : la convergence des luttes est une alliance positive, mais la elle peut aussi donner lieu, parfois, à une récupération, comme pour le fémonationalisme.

L’encart dédié à l’histoire du concept dans la Déferlante, page 73, précise qu’il s’agit de “l’instrumentalisation d’un discours féministe à des fins racistes, islamophobes et xénophobes. Ces discours qui stigmatisent notamment les hommes musulmans sont portés par des nationalistes, des néolibéraux, des islamophobes, et des fémocrates, définies comme les tenantes d’un féminisme institutionnel. Raccourci des mots “nationalisme féministe et fémocratique”, le fémonationalisme s’est notamment incarné en France dans la politique contre le port du voile.” 

Kaoutar Harchi pointe la responsabilité de Marlène Schiappa, qui, en juillet 2020, dans un entretien au JDD, alors ex-secrétaire d’Etat à l’Egalité entre les femmes et les hommes et fraîchement nommée ministre déléguée chargée de la citoyenneté, déclare vouloir mener « des opérations de reconquête républicaine » et se félicite d’avoir « obtenu que soit actée l’expulsion des étrangers coupables de violences sexuelles et sexistes« . Cette manière de culturaliser les violences, c’est-à-dire de considérer qu’elles sont présentes au sein de certaines cultures et absentes d’autres est xénophobe. Le faire au nom des droits des femmes est abject et cela va aussi à l’encontre de ce que montrent les chiffres et les études sérieuses sur le sujet. Dans la Tribune Le discours fémonationaliste indigne de Marlène Schiappa, écrit en réaction à cet entretien, les 30 cosignataires écrivent notamment : “Questionnée sur la laïcité, Mme Schiappa répond aussitôt en évoquant les parcours de naturalisation, comme si les étrangers constituaient aujourd’hui la plus grande menace contre la laïcité en France. Comme si les réseaux qui s’organisent aujourd’hui contre le droit à l’avortement, les programmes antisexistes à l’école, le mariage pour tous et la PMA pour toutes, étaient les étrangers et non les identitaires et autres chantres des racines chrétiennes de la France.” Les signataires soulignent également, a contrario, son combat concernant le respect de la présomption d’innocence concernant son patron d’alors : Gérald Darmanin, accusé de viol et d’abus de faiblesse. Deux poids et deux mesures concernant les VSS. 

Alors que les chiffres montrent bien que les violences sexistes et sexuelles touchent tous les milieux et toutes les catégories socio-professionnelles, la sociologue évoque la récupération politique d’extrême droite des féminicides commis par des étrangers. Elle pointe notamment du doigt le traitement médiatique du meurtre de Philippine, commis par un étranger d’origine nord-africaine, et l’intérêt soudain des rédactions de droite et d’extrême droite pour la question de la protection des femmes. La droite refuse de lire ces crimes au prisme du genre, ce qui l’amènerait à remettre en question l’ordre patriarcal. Politiquement, il est bien plus avantageux pour elle de mentionner la nationalité et les origines des coupables, car cela renforce son discours raciste et xénophobe.

Kaoutar Harchi écrit à ce propos : “Dans le contexte actuel de la banalisation des idées d’extrême droite, il semble important de repréciser le sens à la fois théorique et politique d’une action publique d’Etat en faveur des femmes, qui cible certains hommes et en épargne d’autres”. 

L’animalisation des animaux, et des hommes racisés, des pauvres, des femmes, des exploité·es

Clara Liparelli reprend la parole et présente le dernier livre de Kaoutar Harchi : Ainsi l’Animal et Nous, paru aux éditions Actes Sud. L’écrivaine explique que de ses travaux sur les rapports sociaux de race, de genre et de classe, elle est naturellement arrivée à la question de l’animal. 

Elle évoque l’altérisation radicale, un processus qui consiste à distinguer radicalement et à hiérarchiser deux groupes d’individus, ici l’animal et l’être humain. Or, une fois cette distinction établie et intégrée, l’animalisation de l’être humain permet de justifier une domination sur certaines populations animalisées (les femmes, les populations racisées, les esclaves, etc). 

C’est pour Kaoutar Harchi une manière de revenir sur la frontière que nous avons à l’esprit entre animal et humain, qui est selon la sociologue une fausse frontière. La véritable limite se trouve selon elle entre ceux qui sont animalisés et réduits au néant, et ceux qui sont humanisés, qui ont accès à une forme de vie, de sécurité, de plaisir, de vie et de protection. Pour elle, il n’y a pas de racisme, de sexisme, ni d’exploitation de classe possible sans animalisation. 

L’animalisation c’est par exemple dire “ce sont des animaux” ou la comparaison constante à animaux des femmes dans la publicité – déguisées en autruches, nues dans des cages ou encore réduites à leur regard félin. Une fois animalisé, l’humain devient disponible à tous les usages de violence. 

Le revoilà le lien avec Calais. L’ouvrage La Battue de Louis Witter est notamment cité. “Battue”, ce terme de chasse qui sert de titre à cet essai traitant de la situation des personnes exilées sur le Littoral, est bien révélateur de l’animalisation par l’Etat des exilé·es. Ces hommes, ces femmes, ces enfants, qui sont évacués de leur tentes, laissés sans prise en charge sur le port, trempés, au retour des naufrages, quand ils ne meurent pas en mer dans l’indifférence des pouvoirs publics. Elles et eux ne sont pour l’Etat qu’un nombre déshumanisé des victimes à la frontière (450 selon le calcul de Maël Galisson du GISTI – Groupe d’information et de soutien des immigré·es). 

Et le rôle des médias, dans tout ça ?

Enfin, Kaoutar Harchi et Marion Pillas s’accordent pour affirmer que les médias ont un rôle particulièrement important. Si certains soutiennent de façon délibérée la montée des extrêmes droites, d’autres ont au contraire un rôle crucial dans la conscientisation du public. En somme : la pseudo-neutralité de la presse n’existe pas.

En avril 2024 par exemple, plusieurs responsables politiques et médias d’extrême droite diffusaient une information Europe 1 selon laquelle 77% des viols commis à Paris sur la voie publique était le fait d’étrangers, or comme l’explique clairement cette vidéo d’Arte, ces chiffres ne sont absolument pas extrapolables en raison du peu de cas recensés et analysés, par ailleurs, Europe 1 se garde bien de signaler que les viols commis dans la rue sont souvent le fait de sans-abris, parmi lesquels les étrangers et les demandeurs d’asile sont sur-représentés. Ces informations non contextualisées et ces chiffres non exploitables sont pourtant diffusés et largement relayés, participant à la montée de la xénophobie, et des extrêmes droites. 

Marion nous dit qu’à la Déferlante, les autrices choisissent de dire d’où elles parlent : c’est un postulat qui est plus honnête que de faire croire à la neutralité. Quand des médias comme Europe 1 ou CNews présentent des “informations” en allant à rebours des chiffres et des faits, et en stigmatisant au passage une partie de la population, on est bien loin de la neutralité invoquée.

La soirée prend fin après quelques échanges avec le public enthousiaste sur l’espoir et le pouvoir de la mobilisation populaire. Ma voisine me glisse : “c’est quand même fou de lancer toutes ces réflexions dans des anciens abattoirs, tu crois qu’elle sait Kaoutar Harchi ?” Bonne question.