Introduction aux états généraux du boulot

C’est une idée qui nous trottait dans la tête depuis un moment. Une idée qui est venue au fil des discussions sur les piquets de grève ou dans les manifestations avec des gens qui n’ont plus que la rue, un bout de trottoir ou de route pour dire – souvent sans être entendus – qu’au boulot ça ne va plus. 

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Raconter le travail

19 janvier 2023. Ce jour-là, partout en France, ça manifeste pour la première fois contre la dernière réforme des retraites. À Calais comme ailleurs, il y a du peuple sur les boulevards. Bosser deux ans de plus, pour plein de gens, c’est pas imaginable. Il va falloir serrer les dents. « Mon balai, il va me servir de canne ! », se marre Isabelle, femme de ménage à Guînes, qui préfère en rire. « Quand on doit faire une toilette et manipuler la personne sans équipement adapté, c’est très difficile, poursuit Nathalie, auxiliaire de vie dans le même coin. À 55 ans, on a déjà du mal. Alors si à 64 ans on doit porter des personnes parfois en surpoids ou qui ont de gros handicaps, c’est pas possible. » 

En un projet de loi, le gouvernement a produit un effet qu’on n’attendait plus : les gens se sont mis à parler de leur boulot. Partout, c’est le sujet de discussion. Dans les manifestations bien sûr, mais aussi pendant les repas en famille ou entre amis, au club de sport ou au coin d’un rayon de supermarché. Tout le monde sort la calculette, essaie d’y comprendre quelque chose. « Et toi, tu pourras partir à quel âge ? » Tap tap tap tap. Un âge tombe. Un soupir avec. Et puis on entend de tout. Les gens vident leur sac. Les employés comme les cadres. « Je fais 42 heures par semaine, nous dit Caroline, responsable de supermarché. Et je ne me vois pas, à 64 ans, continuer à faire 42 heures par semaine au rythme auquel on travaille. Parce qu’aujourd’hui on nous demande de la productivité et de la performance. »

Tout s’accélère. Tout va trop vite. « On n’en peut plus », disent plein de gens. « On court partout, on n’a plus le temps de souffler ! » Ça va trop vite pour Nathalie, l’auxiliaire de vie, dont le temps passé chez les personnes est chronométré. « On a 40 minutes pour assurer notre prestation, c’est trop léger. » C’est pareil pour les infirmières du public, du privé ou libérales, Lucie, Séverine, Marine et les autres. Monter les escaliers quatre à quatre, faire la piqûre ou changer le pansement, partir et repartir. Ça va trop vite dans les bureaux d’Armatis, un centre d’appel calaisien qui gère les services clients de grandes boîtes comme Orange ou EDF, chaque minute compte. « On a un nombre d’appels et d’écrits à respecter à l’heure, 4 appels à l’heure et jusqu’à 9 actes écrits selon les dossiers, nous explique Aurélie. Ce n’est pas gérable. On traite quand même des dossiers super importants, il faut bien faire. Mais on ne peut plus bien faire, et on n’en peut plus. »

Alors ça craque. Ça fait des mois que Jean-Paul, chauffeur poid lourd à Calais, n’a pas pris le volant de son camion. Son médecin vient encore de prolonger son arrêt maladie. Psychologiquement, il n’est pas capable de repartir bosser. « J’peux plus les voir, ils me pourrissent la vie. » Ils, ce sont les managers, ceux qui pressent, qui fliquent, qui imposent la cadence au point, parfois, de faire régner la terreur dans les boîtes, les services publics et même dans les associations. Dans une asso du coin, le directeur adjoint passe son temps à contrôler le travail des salariés. « L’autre jour, il a débarqué dans mon bureau et m’a demandé ce que j’avais fait entre 11h et 11h15 parce que ça n’apparaissait pas sur son écran de contrôle, explique un salarié. Il faut justifier chaque minute, subir une suspicion constante. » Et dans les services publics, c’est pas mieux. « J’ai été un mois en arrêt parce que je ne me sentais pas bien, raconte un agent de mairie. Je venais avec la boule au ventre au travail. Une impression d’être harcelé moralement, on nous fait des réflexions qui ne sont pas correctes, un peu menaçantes. »

Physiquement, ça craque aussi. Danièle, hôtesse de caisse chez Auchan depuis 1992, sera bientôt licenciée pour inaptitude. « C’est les coudes, c’est les bras, c’est l’épaule. » Les mêmes mouvements, tout le temps et de plus en plus vite. Ça finit par user. Et pour quoi ? Pour presque rien. « Ma fiche de paie est tombée aujourd’hui, je suis à 35 heures et en retirant la mutuelle, j’ai eu 1 427 euros avec 31 ans d’ancienneté. » À l’autre bout de la ville, c’est pareil : le Smic rattrape les autres salaires. «  Il y a quelques années, on disait : si tu veux gagner plus, postule à un poste d’encadrant, se souvient Claude, qui bosse chez Armatis. À l’époque c’était valable mais, aujourd’hui, un téléconseiller qui passe encadrant chez nous va gagner le Smic. Ce que veulent les employeurs, c’est payer tous les employés au Smic. » 

Partout où on passe, on entend la même chose. « On veut du salaire ! ». Les infirmières libérales n’ont pas été revalorisées depuis 15 ans. « On se déplace à domicile pour un pansement, c’est 6€30 brut, explique Émilie. Il faut en faire des pansements, des prises de sang, des injections en une journée pour gagner sa croûte. » Même son de cloche du côté de l’hôpital public. Séverine y est infirmière. Elle explique : « Pour les catégories C, c’est-à-dire les plus bas salaires du centre hospitalier de Calais, on se retrouve avec un salaire au Smic. Et ce salaire au Smic, elles peuvent le garder pendant au moins 10 ans ». Et c’est pas mieux dans le privé. « C’est plus une clinique, c’est une usine ! On traite les patients comme du bétail », balance Lorene, infirmière à la clinique des 2 Caps. Ce jour-là, un des premiers jeudis de 2024, les agents de l’établissement ont pris un rond-point façon gilets jaunes pour réclamer 100 euros de plus sur la fiche de paie et de « meilleures conditions de travail ». 

Un matin de février 2024, on parle avec Albert, un agriculteur à la retraite adossé à son tracteur en arrêt sur l’A16. « Il y a rien de pire, quand vous travaillez, que de travailler avec des pieds de plomb, avec un boulet au pied. » Les pieds de plomb, beaucoup de salarié·es les ont dans notre coin au point que la retraite, beaucoup n’en peuvent plus de l’attendre. Et pourtant, les gens nous le disent : notre boulot on l’aime bien, notre travail on y tient. C’est ce qu’on en fait qui devient dégueulasse.

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Penser le travail

Pas plus tard qu’il y a deux jours, on parle avec Laurie, opératrice carton chez Clarebout, une usine qui fait dans la frite surgelée à 25 minutes de Calais. Il y a 6 mois, en attrapant un ballot de cartons, son coude a lâché. Un tendon déchiré. « J’étais toute seule en pleine nuit pour gérer les douzes machines. On a demandé d’adapter les charges au niveau des cartons parce que la majorité des salarié·es dans cette zone sont des femmes. C’est vraiment trop haut et trop lourd pour pouvoir déplacer ces ballots sur nos machines pendant huit heures. » Seule réponse de la direction : vous n’êtes pas contente ? Partez. 

« Obéissez, subissez ou partez. » Souvent, c’est ce qu’on fait comprendre aux salarié·es qui ont des choses à dire. Leur propre travail ne les regarde pas. Ils n’ont pas leur mot à dire sur les gestes qu’ils font, sur le rythme auquel ils les font. Leur parole ne compte pas. Ce qui compte, ce sont les objectifs, les chiffres, être compétitif : le travail est pensé depuis les tableurs des directeurs et managers, dans le bureau d’à côté ou d’au-dessus, ou plus loin encore du poste de travail. C’est là que le travail se dégrade et abîme celles et ceux qui l’exécutent. Les managers fixent des objectifs aux salariés qui s’époumonnent pour les atteindre. « Une fois que j’ai raccroché, j’ai 2 minutes pour traiter la réclamation et envoyer le mail, explique Amélie, qui bosse dans un centre d’appel. L’appel suivant arrive automatiquement après 2 minutes. Parfois, je réponds à l’appel suivant alors que je suis encore en train d’écrire mon mail ! » 

« On ne nous écoute pas. » Voilà le sentiment général. Un silence imposé. Et pourtant, tout est déjà là : la parole des salarié·es existe et avec elle la pensée du travail. Les gens connaissent leur boulot. Ils savent comment le faire, comment ils aimeraient le faire pour mieux le faire et mieux le vivre. Tous ces passages entre guillemets un peu plus haut, ce ne sont pas des plaintes ou des colères. Ces mots et ces phrases disent des envies, des désirs, des réclamations. Avoir un peu plus de temps pour prendre soin des personnes quand on est auxiliaire de vie ou infirmière. Réduire les charges lourdes quand on est opératrice carton. Ralentir la cadence, prendre le temps de souffler, de faire une pause, revoir le mode de management, se passer des managers. C’est ça, penser le travail. Se demander : comment on travaille et comment on aimerait travailler. C’est réinvestir un champ dont les salarié·es sont écarté·es, celui du travail, de son organisation, de sa finalité. 

Toutes ces pensées, ces idées, ces réclamations ne demandent qu’à être écoutés. C’est ce qu’on fait, nous Calais la Sociale, depuis octobre 2022. Rencontrer des gens, écouter ce qu’ils ont à dire, tendre un micro, prendre des notes sur un carnet et relayer. C’est tout simple mais ça permet, à notre petite échelle du Calaisis, de rendre audibles l’expérience vécue, la parole et la pensée de plein de gens que l’organisation actuelle du travail méprise. En même temps, en nous recentrant sur ce qu’il se passe ici, dans notre coin, on comprend un peu mieux ce qu’il se passe partout et ailleurs. 

La mondialisation, la mise en concurrence des travailleuses et des travailleurs, la compétitivité, la course aux profits… Les entreprises du monde entier se bastonnent pour faire du fric et c’est les salarié·es qui trinquent. Les salarié·es sont mis sous pression, sans moyens et « payés au lance-pierre ». C’est une expression qu’on entend beaucoup. C’est que pour les gens d’en haut, le travail des gens d’en bas est un coût à réduire. « Les chiffres, les chiffres, les chiffres ! Et l’humain on s’en fout. » Le boulot devient le lieu d’une mise en danger de soi, voire d’une mise en danger des autres, quand on fait un métier du soin. Dans la matrice néolibérale, même les plus petites entreprises doivent accélérer, suivre la cadence imposée par les grands groupes qui avalent tout. Les droits des travailleuses et travailleurs sont pris pour cible par le capital qui veut supprimer tout obstacle au profit, bien aidé par ses complices dans les assemblées, les ministères et les palais. Ces mêmes énergumènes qui nous rabâchent la « valeur travail » mais qui ne respectent pas le travail, l’écrasent et l’asphyxient.  

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Changer le travail ?

Face à tout ça, ce qu’on propose, c’est de faire vivre cette parole des travailleuses et travailleurs, de la mettre au centre. Prendre le temps de nous rencontrer, de causer. Écouter ces récits, ces expériences vécues. Écouter ces désirs, ces envies, ces utopies. C’est notre point de départ. Écouter le travail, débattre du travail. Agir à partir de ce que les gens ont à dire.

Ce qu’on propose, c’est pas autre chose que de la démocratie : ouvrir des lieux de délibération collective, faire des constats, déterminer le travail qu’on veut et celui dont on ne veut pas.

Rendez-vous le 14 juin pour le premier chapitre. On causera luttes sociales féminines et travail des femmes.

Vous êtes toutes et tous invité·es.


Quand ? Le vendredi 14 juin à 18 heures.
Où ? Pavillon de lettres, à la scène nationale du Channel (173 bvd Gambetta à Calais).

Plus d’infos très bientôt.

L’équipe de Calais la Sociale.