Que fait la police et comment s’en passer ? Avec Paul Rocher

Captation et montage réalisés par Valentin De Poorter et Pierre Muys le 15 février au Channel de Calais.

Le 15 décembre dernier, le Ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin profitait d’une visite officielle en région pour annoncer la création prochaine d’un nouveau commissariat à Calais. Une nouvelle qui a, sans surprise, réjoui la Maire Natacha Bouchart, pour qui la sécurité a toujours constitué le fer de lance de la politique municipale.

Alors, vraie ou fausse bonne nouvelle ?

Pour comprendre les enjeux cachés derrière cette question d’apparence simple, il convient de s’interroger sur ce que fait, ce qu’est réellement la police.

“Les policiers et les gendarmes nous protègent, et ils courent
derrière les voyous”
*

Gérald Darmanin, ministre de l’intérieur, le 24 juillet 2020


Cette affirmation est-elle vraiment juste ?
C’est ce qu’interroge l’économiste Paul Rocher dans son brillant dernier essai Que fait la police, et comment s’en passer, publié aux éditions La Fabrique en 2022.

En passant au peigne fin des centaines de références, travaux de recherche, statistiques économiques et analyses sociologiques, l’auteur s’attache à déconstruire l’inébranlable mythe policier, celui d’une institution “imparfaite mais nécessaire, au service de toute la société”*. Bien au contraire, il révèle, preuves à l’appui, sa nature profondément violente et inefficace au service d’un État autoritaire et sécuritaire.

Nous avons eu la chance d’obtenir un entretien public avec lui au Channel le 15 février dernier dans le cadre du cycle de rencontres Les Pieds dans le Plat.


Retour sur quelques fausses croyances.

Fausse croyance n°1 : “C’est parce que les forces de l’ordre manquent de moyens que nous assistons à la hausse des violences policières”.

Voilà un lieu commun absolument infondé statistiquement, contredit par plus de 30 ans de hausse des dépenses et des effectifs de police. D’après Eurostat, les moyens alloués à la police ont en effet connu une augmentation continue de près de 35% entre 1995 et 2019. Leur part dans le budget de l’État a même relativement plus augmenté que d’autres postes de dépenses pourtant essentiels tels que l’éducation, dont les dépenses ont seulement augmenté de 18% malgré l’arrivée de plus d’un million de nouveaux élèves sur la même période. Une tendance qui n’est pas près de changer avec le vote en 2022 au Parlement d’une augmentation de 1,5 milliard d’euros du budget de la mission Sécurités de l’État.

En parallèle, les effectifs de police ne se sont jamais aussi bien portés, avec un record de 282 637 agents en 2020 contre environ 216 000 dans les années 90, soit une hausse de près de 30%.

Bon à savoir : par rapport à la taille de sa population, la France dispose
actuellement de plus de policiers qu’un État autoritaire comme la RDA de 1962. C’est peu dire.

Fausse croyance n°2 : La multiplication des armes non-létales des
policiers permet de réduire la violence des interventions
”*.

Après avoir démontré l’ampleur des moyens alloués à la police ces dernières
décennies, Paul Rocher passe en revue ce qu’il appelle leur robocopisation
accélérée. Depuis 1995, en plus des nouveaux uniformes et véhicules, c’est la course à l’armement non-létal : flashball, flashball super pro, grenades de
désencerclement et pistolets à impulsion électrique, lanceurs LBD 40, grenades assourdissantes et bien sûr le très célèbre gaz lacrymogène ont fait leur apparition en intervention.

Que penser de tout cet attirail ?

D’après l’économiste, ces nouveaux équipements, supposés moins
dangereux, entraînent en réalité une modification du comportement de
l’utilisateur. Le caractère non-létal de l’arme, ainsi que sa grande disponibilité, au lieu de limiter la violence, incitent les forces de l’ordre à l’utiliser avec plus de facilité, plus de légèreté.

On constate donc une brutalisation exponentielle des interventions, alors même que du côté de la population, les déviances sont plutôt stables voire sur le déclin depuis 30 ans (et ce malgré les efforts ininterrompus des médias pour nous faire croire le contraire…!)

Quelques exemples chiffrés pour prendre conscience de ce que font, en France, les “gardiens de la paix” :

  • en 2014, plus de 600 grenades (soit près d’une grenade par militant écolo) ont été tirées lors de l’intervention sur le barrage de Sivens, qui a coûté la vie à Rémi Fraisse.
  • en 2018, plus de 11 000 grenades (8 000 lacrymo et 3 000 explosives) ont été tirées en 8 jours pendant l’évacuation de Notre Dame des Landes.

Fausse croyance n°3 : Le gonflement de l’institution n’est pas
l’expression d’un projet de réorganisation autoritaire du pays, mais
d’une évolution regrettable de la société
”*.

En examinant de près les statistiques officielles de l’État et de la police, Paul Rocher a constaté une anomalie : depuis 30 ans, les données officielles annoncent une hausse de la criminalité, alors que les enquêtes de victimation (censées présenter des chiffres plus élevés car elles contiennent également les crimes et délits non détectés par la police), elles, indiquent une stagnation dans les années 90 et une baisse depuis 2002.
Une incohérence que l’auteur a facilement réussi à expliquer : depuis le milieu des années 90, les lois ont considérablement été remaniées de sorte à étendre ce qui est reconnu légalement comme un délit par l’article 222-13 du Code pénal.

Ce qui apparaissait donc comme une augmentation de la délinquance en
France n’est donc en réalité que le résultat d’une manipulation (habile ?) des chiffres par les gouvernements successifs.


Par ailleurs, l’auteur questionne notre biais de classe en faisant appel à l’économiste français Gabriel Zucman. D’après lui, les statistiques de la police sont de toute façon biaisées, en ce sens qu’elles sont traversées par des conceptions stéréotypées de la société : elles ne font l’état que de certains crimes, commis par seulement certaines personnes. Quid de la fraude fiscale, sport de très très riches ? Des 100 000 décès
annuels liés à la pollution de l’air suite à l’inaction de l’État ? Des très nombreux cas de mort prématurée liés aux mauvaises conditions de travail, au chômage, aux privations ?

Finalement, qu’est-ce qu’un crime ? Et plus largement, qui sont les criminels ?

On l’a bien vu, manifestement, la police ne court pas derrière tous les voyous. Mais il en est certains qui attirent particulièrement son attention.

En poursuivant sa réflexion, Paul Rocher s’attache à dénoncer l’ampleur du racisme institutionnel au sein de la police. D’après lui, l’attention portée sur les rares événements de violence extrême (mentionnons par exemple l’assassinat de George Floyd à Minneapolis en 2020) tend à occulter la violence infinie du quotidien, le racisme ordinaire. Contrôles d’identité au faciès, harcèlement policier, violences physiques et verbales en intervention, propos intentionnellement racistes entre les policiers et même sur les réseaux sociaux…

Toute une panoplie de déviances infiniment graves, inacceptables et punissables qu’Emmanuel Macron tente un jour en interview de justifier avec panache en supputant que la police serait à l’image de la société, et que nous serions, il est vrai, dans une société où le racisme perdure.

Et si la société est raciste, elle est également sexiste.

Face à l’excès de zèle concernant les délits commis par une certaine partie de la population, Paul Rocher dénonce au contraire un ancrage très fort du patriarcat au sein de la police qui conduit à occulter farouchement certains autres crimes. Et il faut le lire pour le croire :

  • en 2018, l’enquête “PayeTaPlainte” indiquait que 60% des femmes qui avaient voulu porter plainte suite à une agression en avaient été – illégalement – empêchées par la police.
  • un rapport du Ministère de la Justice de 2019 indiquait que 65% des femmes victimes de féminicides avaient au préalable alerté la police des violences conjugales qu’elles subissaient.

Alors, police complice ?

Ce qui nous amène à la question suivante : la police est-elle réellement là pour maintenir l’ordre ?

Malgré la bonne volonté des gouvernements successifs en la matière, les
nombreuses tentatives pour prouver la corrélation entre l’augmentation des policiers et des moyens alloués à la police et la baisse de la criminalité ont échoué. Plusieurs études, notamment aux USA entre 2013 et 2016, ont même montré qu’une baisse des moyens peut très bien coexister avec une baisse de la criminalité.

Force est de constater, donc, que le dévouement et les largesses
exponentielles de l’État dans son budget sécurité sont bien le fruit d’un projet autoritaire d’envergure et non d’un apaisement de la société.

Pour expliquer l’ampleur de ce projet, Paul Rocher développe une hypothèse
passionnante : celle des origines capitalistes de la police. Le fait que “la naissance de la police moderne coïncide, et surtout s’articule, avec la formation du capitalisme français”*. Une police qui se serait donc développée au coude à coude avec l’industrialisation et la capitalisation de la France, pour répondre de manière toujours plus professionnalisée et violente aux révoltes et aux luttes sociales.

En disant cela, l’auteur va jusqu’à redéfinir la mission de la police. Pour lui, il ne s’agit pas de maintenir l’ordre, à savoir la paix. Il s’agit en réalité de
maintenir l’ordre établi : le fait que chacun reste bien à sa place dans la
pyramide des classes, et, surtout, que les opprimés restent en bas.

Et à Calais alors ?

Ici, à la frontière, l’oppression des forces de l’ordre s’exerce encore plus violemment sur les personnes exilées et s’accompagne de toute une théâtralisation de la force, dénoncée par Louis Witter dans son essai La Battue : l’État, la police et les étrangers. Un bal macabre et inefficace (50 000 traversées de la Manche en 2022 contre 1843 en 2019…), interprété par des brigades de CRS venues de la France entière le temps de deux ou trois semaines.

Toutes les 48h, les expulsions font rage et continuent de piétiner les dignités humaines, les frontières se durcissent grâce aux budgets sans fin injectés par les gouvernements français et anglais (100 millions d’euros déboursés en 2020 dans la mobilisation quotidienne des forces de l’ordre à Calais) et la liste des morts à la frontière n’en finit de s’allonger, dans une indifférence quasi totale (le 28 février dernier, une commémoration a été organisée pour honorer la mémoire de la 400ème personne morte à la frontière franco-britannique depuis 1999.)

Tant de décès, et de disparitions, qui ne sont pas des hasards, mais le fruit de politiques meurtrières orchestrées par l’État et exécutées quotidiennement par les forces de l’ordre.

Sachant tout ça : faut-il abolir la police pour abolir l’ordre établi ?

Une réflexion à découvrir au sein de la dernière partie du texte de Paul Rocher, qui questionne l’existence d’autres façons d’organiser l’ordre en société, de garantir la sécurité sans police.

Pour ce faire, l’auteur fait appel à deux exemples : celui, d’une part, de l’Afrique du Sud avec l’émergence dans les années 70 des makgotkas, des tribunaux citoyens rapidement remplacés par les comités de rue qui visaient à résoudre les conflits tout en réconciliant les personnes impliquées. Des instances qui, au contraire de ce que l’on peut reprocher à la police actuelle, étaient plutôt associées à des mouvements d’émancipation, de résistance populaire. Et celui, d’autre part, des comités de défense des citoyens en Irlande du Nord.

Alors, vaines utopies ou modèles inspirants pour réussir, enfin à faire société ?

Une réflexion à se poser collectivement, maintenant que nous disposons d’éléments fiables et nombreux pour ne plus douter du caractère plus qu’autoritaire de la police en France et de son rôle au service de l’État et de l’ordre. Un rôle de moins en moins ambigu, permis par des logiques d’oppression et de domination qui s’exercent jour après jour sur les mêmes personnes, espèces, minorités, classes et luttes.

À Calais comme ailleurs, il semblerait que ce ne soient pas les policiers qui manquent, mais bien la justice sociale. Et peut-être une pointe de révolte ?

*Toutes les citations sont extraites du livre de Paul Rocher
Que fait la police et comment s’en passer, Paul Rocher, La Fabrique, 14€