Jade Lamalchi et Charlène Roux reviennent dans un article mêlant témoignages et sociologie sur le déroulé des faits et les conditions d’existence des personnes exilées à la frontière franco-britannique.
Une opération de grande ampleur s’est effectuée hier (mardi 10 octobre), sur la zone de la Turquerie à Marck, où au moins 600 personnes, principalement soudanaises, survivaient dans des conditions de vie drastiques.
Vers 5h40 du matin, les CRS viennent réveiller brutalement les personnes exilées, encerclant leur lieu de vie. Les personnes se retrouvent ainsi nassées, empêchées d’aller et venir.
Aucune personne n’est autorisée à sortir ou entrer dans le périmètre de sécurité déployé, y compris les journalistes et les associations, ce qui est une atteinte fondamentale à la liberté de la presse, même si le Conseil d’Etat en à jugé autrement. L’invisibilisation est frappante, les personnes sont forcées de monter dans les bus, dans le noir, avec une petite dizaine de soutiens qui observent la scène de l’extérieure.
Certaines personnes ont réussi à s’enfuir malgré tout, d’autres ont tenté mais la police a rispoté par l’usage de gaz lacrymogène. Les personnes qui n’ont pas réussi à s’échapper de la nasse se sont retrouvées forcées à monter dans des bus, les amenant dans des centres de demandeurs d’asile dans les Hauts-de-France. Des arrestations ont également eu lieu, pour le moment nous savons que 21 personnes ont été arrêtées et emmenées dans divers centres de rétention administrative dont ceux de Coquelles et de Mesnil.
Des agents de la Compagnie républicaine de sécurité (CRS) brûlent les tentes et affaires des personnes exilées
La plupart des personnes exilées forcées de monter dans les bus sont revenues le soir même. Ils ont tenté de récupérer les quelques affaires restantes sur le site mais ont été empêchés par les CRS à coups de gaz lacrymogène d’après leurs témoignages. Les agents de la Compagnie Républicaine de Sécurité ont ensuite brûlé les dernières tentes, vêtements restants afin d’empêcher les personnes de les reprendre. Nous les avons surpris en train de protéger le feu caché derrière leur véhicule.
Quand nous nous sommes approchées, ces derniers nous ont dit de “dégager”, ils ont également activé leur lampe torche afin que nous puissions filmer (Voir vidéo ci-dessous).
Aujourd’hui des centaines de personnes exilées, dont des mineurs, sont forcées d’errer dans les rues de Calais sans avoir d’endroit où aller.
C’est la deuxième opération de destruction effectuée cette année par le préfet qui continue de parler d’opération “humanitaire” ou de “mise à l’abri”. Le 1er juin 2023, sur le même lieu de vie, l’opération avait dispersé des centaines de personnes dans plusieurs foyers du Nord de la France. (Voir rapport de l’association Human Rights Observers, HRO). Les jours suivants, les personnes étaient venues se réinstaller sur le même site, ne pouvant accéder à une procédure d’asile en France, car sous le règlement Dublin*, ou par simple envie de rejoindre l’Angleterre, pour cause de liens familiaux ou de facilité d’intégration par la langue.
*Le règlement dublin est un texte qui adopte des règles sur la circulation des demandeurs d’asile au sein de l’espace Schengen. Le principe est qu’un seul Etat soit responsable d’une demande d’asile. L’Etat responsable est le premier pays d’entrée dans l’espace Schengen du demandeur d’asile.
Une politique de “zéro point de fixation”
Ces opérations de destruction et d’éloignement sur le littoral nord s’ancrent dans la politique sécuritaire du “Zéro point de fixation”, annoncée officiellement par les autorités au lendemain de l’expulsion de la “Grande Jungle” en octobre 2016. Depuis, nous sommes face à une réelle politique de chasse, mise en place sur l’ensemble de la frontière à l’encontre des personnes exilées.
Cette politique qui se traduit par la violence, la poursuite, les expulsions quasi quotidiennes, la confiscations et la destruction des biens et abris des personnes en transit, mais aussi l’exclusion, l’enfermement ou encore l’éloignement et la dispersion.
Human Right Observer (HRO) documente depuis 2017 les expulsions quasi quotidiennent des lieux de vie faite par les autorités, faisant le constat d’une augmentation des moyens déployés et des biens personnels confisqués.
Cette opération intervient après le décès de quatre personnes à la frontière franco-britannique en moins de deux semaines. Les associations alertent sur les conséquences du harcèlement psychologique des personnes et de la politique de non accueil de l’Etat qui force les personne à prendre toujours plus de risques pour quitter l’Union Européenne.
La chasse dans l’espace public
La chasse des personnes exilées ne se limite pas aux lieux de vie, mais s’effectue quotidiennement dans l’espace public. En 2012, le Défenseur des droits rapportait que les personnes pouvaient être sujettes à un contrôle si elles traversent la routes en dehors des passages piétons ou si elles sont assises sur les pelouses d’un parc normalement interdites.
Depuis 2008, la maire de Calais Natacha Bouchart met en place une restriction d’accès aux espaces publics des personnes exilées, suivant les accords franco-britanniques.
“La production de ces formes plurielles de mise à l’écart dans la ville de Calais ont un impact sur le vécu des personnes : le franchissement du seuil des cafés, la possibilité de disposer d’un espace à soi, de pouvoir se rendre dans des lieux d’entraide, à la bibliothèque, à la piscine sont autant d’actes quotidien qui deviennent des enjeux de luttes.” (Cité depuis la thèse de Camille Guenebaud, Dans la frontière Migrants et luttes des places dans la ville de Calais, univrsité de Lille 1)
Les politiques migratoires dans la construction de corps-objet
Depuis des années des chercheurs, chercheuses et politologues contredisent l’efficacité de ces expulsions, tel que Camille Guenebeaud qui décrit la frontière franco-britannique comme « le lieu de la spectacularisation du pouvoir étatique ».
Dans Les Origines du totalitarisme, Hannah Arendt écrit que « L’homme ne peut-être pleinement dominé qu’à condition de devenir un spécimen de l’espèce animale homme« . C’est en dissociant le corps et l’âme des exilé·es, en les sous-humanisant qu’on légitimise le “droit de chasse”. En animalisant les personnes on autorise à dominer et mettre de côté l’essentiel de nos préceptes, à savoir les libertés fondamentales garanties par la Constitution.
Pour illustrer ce propos, l’une des stratégies mise en place est la rotation à toutes les trois semaines environ des agents de la Compagnie républicaine de sécurité (CRS) . Cela permet de maintenir une brutalité et de garder une dimension impersonnelle dans les pratiques exercées. Ne pas avoir le temps de connaître ou d’éprouver de l’empathie envers les personnes qu’on expulse participe au processus de déshumanisation des personnes exilées. Nous ne sommes plus face à des personnes mais à des corps-objets, qu’on déplace ici et là-bas.
« Enfermés dehors«
« Les réfugiés sont les premiers enfermés dehors » déclarait Michel Foucault en 1980, c’est également la condition des personnes qui se heurtent depuis trente ans à la mise en oeuvres des politiques migratoires européennes. Le chercheur Camille Guenebeaud reprend cette expression pour penser la frontière franco-britannique comme « un système d’assignation à des places qui renvoie les personnes migrantes au dehors de territoires nationaux anglais et français selon une double injonction : une impossibilité de traverser et une impossibilité de rester ».
Jade Lamalchi et Charlène Roux
Sources :
- Grégoire Chamayou, Les chasses à l’homme, 2010, édition La fabrique
- Camille Guenbeaud, Dans la frontière : Migrants et luttes des places dans la ville de Calais 2017, Université de Lille 1
- Marta Lotto, On the border, 2021, avec le soutien de la Plateforme des Soutiens aux Migrant·es