Le 4 mai 2023, le Président de la République a présenté la réforme des lycées professionnels. Une nouvelle refonte qui vise, entre autres, à rémunérer les stages en entreprise des élèves à hauteur de 50 à 100 euros par semaine – une rémunération prise en charge par l’État. Le Gouvernement souhaite par ailleurs augmenter la durée des stages – au détriment de l’enseignement en atelier – ou encore supprimer les filières d’enseignement qui ne déboucheraient pas sur suffisamment d’emploi.
Caroline (nom modifié) est professeure de français et histoire dans un des quatre lycées professionnels de Calais impactés par la future réforme. Entre colère et lucidité, elle nous a fait parvenir une lettre à propos d’une profonde inquiétude quant à l’étrange direction que prend le plus beau métier du monde.
Pourquoi tout le monde doit s’inquiéter
de la réforme des lycées professionnels?
Voici quelques jours que la réforme des lycées professionnels se précise. Voici quelques jours que des profs tels que moi s’inquiètent. Pourtant, il est très difficile pour moi de mettre précisément le doigt sur ce qui est inquiétant.
Les mots sont bien choisis : « il faut insérer professionnellement les élèves », « on va les payer », « reconnaître leur investissement » leur « travail ». On parle même de « renforcer le français et les mathématiques » ! Ça sonne tellement beau !
Et puis j’ai trouvé. J’ai trouvé ce qui cloche depuis presque 20 ans que j’enseigne en lycée professionnel.
On ment.
On ment aux élèves, aux entreprises, aux parents.
On ment sans résoudre rien à la crise des recrutements qui traverse notre pays aujourd’hui.
On ment en délivrant un diplôme que l’on continue à appeler « Bac ».
On ment en donnant une certification qui perd de sa valeur chaque année.
Un jeune qui a son bac estime qu’il a le droit d’avoir une reconnaissance salariale à la hauteur de son niveau d’étude. Parce que, dans l’imaginaire collectif, le bac, c’est l’entrée dans le monde des adultes, un rite de passage. Il donne d’avantage de valeur à celui qui l’obtient.
Mais très vite, les entreprises, dans tous les domaines, voient bien que le jeune qui a son bac ne sait pas vraiment faire, qu’il n’est assez pas formé.
Un bachelier de 2023 a au compteur beaucoup, beaucoup moins d’heures de cours à son actif que la génération précédente. Il y a vingt ans, un jeune obtenait son diplôme après deux ans de BEP, puis deux ans de bac pro, pour les meilleurs. Les plus en difficultés avaient commencé avec deux ans de CAP supplémentaires (un total six ans de formation donc avant le bac).
Au moment de la réforme et du passage au bac pro en trois ans autour de 2009, les syndicats ont dénoncé : « un jeune bachelier aura, sur toute sa formation, moins d’heures d’atelier qu’en deux ans de BEP ».
Mais la réforme est passée, le « BEP » s’est maintenu quelques années avant de disparaître avec l’apparition de la « famille des métiers » en 2nde… qui une fois encore grignote les heures d’ateliers des élèves (réforme de 2020 environ).
Aujourd’hui, un jeune qui obtient son bac a ainsi effectué moins d’heures de cours d’atelier qu’un BEP d’il y a 20 ans, tout en ayant un niveau d’études supérieur et donc des exigences salariales supérieures.
Les entreprises ne veulent, à partir de là, pas payer plus un jeune moins bon malgré son bac pro (j’en connais même qui les reprennent en apprentissage en CAP…) et les jeunes ne veulent pas bosser pour un salaire plafonné au SMIC.
Cette nouvelle réforme va encore empirer les choses. Parce qu’elle diminue une fois de plus le temps de formation en atelier, tout en prétendant maintenir un même niveau de compétence. L’Éducation nationale confie à l’entreprise le soin de « former » ses élèves à sa place, en accordant plus de temps de stage.
Il est toujours compliqué de trouver de « bons » stages pour nos élèves, des stages au sein d’entreprises qui ont a cœur de former réellement, où ils peuvent toucher aux machines alors qu’ils sont mineurs, où ils ne feront pas qu’observer de loin, entre un coup de balai et deux services de café.
De plus, il faut savoir que le public des lycées pro est généralement « fragile ». Par exemple, on trouve dans une classe :
- Deux ou trois élèves dys (lexisque / calculique / orthographique / etc… en un mot des élèves qui ont un rapport à la lecture et l’écriture très compliqué et qui parfois même ne l’atteindrons jamais, ou pour la plupart font juste des fautes mais en gardent un profond traumatisme)
- Quelques élèves qui habitent à plus de 40 kms du lycée et dépendent des bus, des trains, et de nombreux aléas qu’un jeune de 15 ans sans permis ne peut pas résoudre. les formations professionnelles ne se trouvent déjà pas partout et la réforme actuelle va accentuer ce phénomène en cherchant à ne répondre qu’à des besoins locaux. Evidemment toute idée d’épanouissement, d’émancipation intellectuelle des élèves n’est pas à l’ordre du jour, il faut juste répondre aux « besoins » des entreprises)
- 2 ou 3 élèves qui n’ont pas choisi la filière, qui sont en commerce parce qu’il n’y a plus de place en boulangerie.
- 2 ou 3 élèves hyper motivés.
- 1 ou 2 élèves qui a eu des problèmes de santé ou en a encore et a donc eu une scolarité compliqué
- 1 ou 2 élèves en foyers
- 1 ou 2 élèves allophones généralement très sérieux, progressant vite mais également très préoccupés par leurs papiers / leur famille au pays / la fin de leur contrat jeune majeur…,
- 4 ou 5 élèves qui ont été harcelés au collège,
- 1 ou 2 élèves qui s’interroge sur sa sexualité, son genre et traverse une période hyper difficile.
La grande majorité de nos élèves sont issus de famille monoparentale (divorce ou deuil), ont des parcours de vie qui ont fait que la scolarité n’a pas toujours été une priorité et ont besoin de formation et de temps, en atelier, comme en enseignement général.
Aujourd’hui, si l’école tient c’est parce que les enseignants tiennent. Ils ont profondément ancré en eux le sentiment qu’il faut transmettre, qu’il faut enseigner, qu’il faut former. On est sur le pont, on se forment aux dys, écoutent les mal-êtres, échangent avec l’infirmière, la MLDS (Mission Locale contre le Décrochage Scolaire, oui, ça existe déjà), on met en place des projets non pas pour être payés plus mais parce qu’on y croit. Nous croyons que le savoir est ce qui permettra aux jeunes de s’adapter toute leur vie au changement du marché de l’emploi. Aujourd’hui, l’éducation ne tient que grâce à cette croyance. L’ancienne génération, celle à qui la France a offert une formation de qualité, aimerait offrir à la nouvelle génération cette chance aussi.
Enfin, il y a le statut profs, des places tellement merveilleuses qu’on croule sous les demandes de recrutement, tellement avantageuses qu’on ne déprime plus, qu’on ne se suicide plus… (Cette année deux collègues d’atelier fraîchement débarqués ont renoncé à enseigner, l’un après deux mois, l’autre après à peine quelques semaines).
Pourtant, cette réforme continue de nous mépriser et de nous malmener : si l’on veut gagner davantage il faudra accepter des missions supplémentaires, missions qui sont pour la plupart déjà menées par les professeurs. Alors, où est la nouveauté ? Elle seront reconnues. On pourrait se dire que c’est très bien, mais là encore, seuls quelques élus auront le droit à cette reconnaissance, seuls quelques uns seront gratifiés alors qu’avant tous pouvaient s’investir. Continueront-ils à faire ces missions quand d’autres seront payés pour ? Sans parler de l’ambiance que ça va mettre en salle des profs…
Le grand mot d’ordre est également la question du remplacement des profs, ces vilains profs toujours absents… mais où sont-ils ? J’aimerais trouver les chiffres exacts mais la plupart du temps ils sont absents parce qu’ils sont : en formation, en jury d’examen, en réunions diverses, en création d’examen (oui, il faut faire les sujets de bac… D’ailleurs, grace aux différentes réformes où l’oral et le controle continu sont privilégiés, il y en a moins besoin…), en projet pédagogique… bref, les profs ne sont pas présents face aux élèves certes, mais ne sont pas « absents ». Ils bossent ailleurs, pour l’éducation nationale. Comme partout il y a des brebis galeuses, mais la plupart culpabilisent de leur absence parce qu’ils croient sincèrement à leur rôle.
Enfin la suppression de certaines filières fera disparaitre certaines disciplines et donc des postes de profs. Comment passe-t-on de prof en CAP maçon à instituteur ou professeur de coiffure à prof d’anglais au collège ? Pour l »instant, personne ne sait ce que ces profs vont devenir. Les contractuels seront sûrement remerciés et les fonctionnaires, ceux qui ont la « sécurité de l’emploi », mais pas de leur poste, seront mutés pour faire un job différent, qu’ils n’auront pas choisi, et peut être loin de chez eux.
Mais ce n’est pas nous qui paieront au plus fort le prix de ces pots cassés, mais cette génération de citoyens en devenir à qui l’on ment.
Caroline.